jeudi 12 novembre 2015

Le stagiaire

publié en  2007  dans "nouvelles de Bretagne"





Le stagiaire





Très habile l’éducateur, avec son air mi curé, mi baba cool.
Il a commencé, sur un ton légèrement misérabiliste :
- Ce type de stage est bien souvent un premier pas nécessaire vers la réinsertion, un véritable tremplin pour entrer dans la vie active…
Deux minutes plus tard, on nageait en plein Zola.
- Il a manqué de tout depuis son plus jeune âge : soins, éducation, amour…
Comme je n’accrochais pas, il a tenté la flatterie.
- C’est un petit gars gentil qu’on vous propose. Il s’appelle Didier. Vous pensez bien qu’on ne va pas refiler un dur à cuire à une frêle et jolie jeune femme comme vous !
Comme je restais de marbre, sentant la femme dure en affaire, il a tenté un petit appel à mon sens du commerce.
- ça va vous faire une aide gratuite. C’est pas négligeable quand on débute.
Puis il a lancé, avec un regard lourd de reproche sur mon petit ensemble de chez Jessica.
- Ces jeunes qui n’ont pas eu les mêmes chances que nous au départ, etc…
Et là, je me suis fait avoir sur toute la ligne et j’ai dit oui. Je me suis pourtant battue pendant des années pour l’avoir cette librairie, mais je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un léger sentiment de honte parce que je gagne un peu d’argent.
Et voila comment l’on se retrouve pour un mois avec un jeune de seize ans sur les bras, tout frais sorti de son centre d’éducation.
Le lundi matin, il était là : pantalon kaki déchiré sous les genoux, des baskets verts fluo avec les lacets qui traînent par terre, et un T shirt imprimé « Pisse and Love ». Exactement ce qu’il faut pour mettre en valeur la déco rose et gris et le caractère culturel du magasin…



Troisième jour :
Effectivement, il n’est pas méchant. Il n’est pas du tout encombrant non plus. En fait, il s’assied le matin dans un des fauteuils (réservé à la clientèle), il branche son walkman, et il commence à battre du pied ou à bouger la tête en mesure. Il me fait un peu penser aux chiens que l’on voit parfois sur la plage arrière des voitures… Mais en moins décoratif… Les clients le regardent un peu bizarrement puis, pensant certainement qu’il fait parti du mobilier ou de la famille, ils ne s’occupent plus de  lui. Quand à lui, il ne s’occupe absolument pas des clients. Si ce stage doit lui servir de tremplin, il va d’abord falloir qu’il se lève, et ensuite, qu’il prenne un sacré élan ! Je pense que je vais reprendre tout à la base et lui expliquer gentiment que nous sommes là pour vendre des livres.
Bref… Au bout de trois jours, je n’avais pas encore trouvé une quelconque utilité à mon réinséré. Debout sur un tabouret, j’essayais d’atteindre les rayons du haut quand je m’avisais qu’il avait certainement au moins une qualité : il était beaucoup plus grand que moi.
Je me retournais et commençais à faire de grands gestes pour attirer son attention. Quelques secondes s’écoulèrent avant que ses yeux vagues ne parviennent à se fixer sur moi. Détachant le casque de ses oreilles, il se redressa un peu sur son fauteuil, signe manifeste de bonne volonté.
- Ouaih ?
- Dis, tu pourrais pas m’aider à ranger tout ça là-haut ?
- Ben… Si tu veux… Pas de problème…
Et oui, on se tutoie, depuis le début. Mais c’est lui qui a commencé…
Comme il s’approchait, je ne pouvais m’empêcher de fixer ses pieds. C’est plus fort que moi. Je me crispe et je serre les dents. J’ai toujours peur qu’il marche sur ses lacets et s’étale entre les rayons. Heureusement qu’il ne bouge généralement pas beaucoup  dans une journée !
Je lui passais les livres qu’il rangeait dans un ordre plus ou moins alphabétique. Je caressais au passage un Shakespeare, lisais quelques lignes du résumé d’un Dietrich. Lui rangeait les bouquins comme il aurait empilé des pommes dans un cageot…



Quatrième jour :
Aujourd’hui, je mets les choses au point. Didier vient de poser son walkman pour pouvoir retirer un pull. Sur le T shirt, «Beer is the answer… But I can’t remember the question » . Tout un programme ! Je profite de l’occasion et attaque pendant qu’il est « joignable ».
- Ecoute Didier… Il y a deux choses qui me feraient vraiment plaisir.
- Ouaih ?
- La première, c’est que tu retires ce casque. Quand un client te parle et que tu restes à le regarder sans répondre, en agitant les mains et les pieds… (J’arrête d’un geste son élan de protestation)… En rythme, je te l’accorde… Mais bon, ce n’est pas très commercial. Tu comprends ?
Je vois bien que ça l’embête, mais il fait oui de la tête.
- T’écoutes quoi au fait comme musique ?
Air surpris.
- Ben… du rap…
Je hoche la tête. Je m’en doutais en fait que ce n’était pas de la musique baroque. Je continue.
- Et deuxièmement, tu attaches tes lacets…
- Quoi ?
- Oui, ça me stresse. J’ai toujours peur que tu marches dessus…
Alors là, il se marre.
- Mais… T’es pas ma mère !
Alors là, je me vexe.
- Non, je n’ai pas l’âge de toute façon. Mais tu le fais s’il te plait.
Pas de réponse. Puis, regard en coin.
- OK… Mais moi aussi j’ai deux trucs à te demander.
Surprise.
- J’veux bien faire plus commercial, mais alors toi, tu souris un peu moins.
- Comment ça ?
- Ben ouaih… Les jeunes, les vieux, les gros les petits, tu leurs fais toujours le même sourire aux clients. J’tassures, ça fait vraiment lèche, ça fait même pute.
Alors là.
- Et puis aussi, tu te parfumes moins. Ça schlingue…
Bien… A partir d’aujourd’hui, je vote à droite, je soutiens les revendications des gardiens de prison, je sympathise avec ceux qui veulent rétablir la peine de mort… Et j’écris à Dior pour les avertir que leur « soir d’été », ça « schlingue »…



Cinquième jour.
Sans musique dans les oreilles, Didier s’ennuie.
- Tu sais, tu peux prendre un livre quand il n’y a personne.
Je l’ai sorti d’une douce torpeur. Il émerge difficilement.
- Un quoi ?
Moi, un peu ironique.
- Un livre, un bouquin…. Tu vois, il y en a partout autour de toi !
Soupir résigné. Didier se lève et commence à errer entre les rayons, les mains dans les poches, se penchant parfois nonchalamment pour déchiffrer un titre à la verticale. Les lacets ne sont pas attachés mais rentrés à l’intérieur de la chaussure. Je souris.
Peu après, il retombe au fond de son fauteuil avec en main un exemplaire de « victimes du désir ». Je souris à nouveau. J’ai bien peur que le titre ne l’ait abusé et qu’il soit déçu par ce petit traité d’économie sociale.
Au bout de quelques minutes, Didier repose « victimes du désir » sans commentaire, et s’enfonce un peu plus dans son fauteuil. Moi, je lis Baudelaire.
Un homme entre.
Dans un brusque regain d’intérêt, Didier reprend son livre.
Je me lève avec empressement et souris (pas trop, ça fait pute…) au client potentiel. Pas de chance, c’est un vieil em……. , euh…, érudit qui tient absolument à me faire partager sa passion pour la littérature du XVIII siècle et m’entretient pendant une demi-heure des intéressants tableaux de mœurs écrits à cette époque et du parallèle évident que l’on peut faire entre les héroïnes de Marivaux et celles de Sade. Puis il feuillette un moment « les infortunes de la vertu » en louchant sur mes jambes avant de partir sans rien acheter. Mais quand je rejoins ma place, j’ai la surprise de trouver Didier plongé dans « Les fleurs du mal ».
- Whaou ! C’est super ces textes. Ecoutes ça… « A la pâle clarté des lampes languissantes, Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur, Hyppolite rêvait aux caresses puissantes, Qui levaient le rideau de sa jeune candeur » Attends, je note…
Il prend un papier et un crayon.
- Je change juste le prénom. Hyppolite, c’est vraiment trop tarte !
« La destruction » le fait exulter.
Avec « Le guignon », il se lève et marche (un vrai miracle !).
« La musique » le fait sourire mélancoliquement. Sans doute songe t-il à son walkman relégué au fond du tiroir.
« La vie antérieure » le fait sauter à nouveau sur son crayon.
Je suis abasourdie. Autant il était renfermé et atone dans son ennui, autant il se montre ouvert et presque exubérant dans sa nouvelle passion.
- Arrête de copier tout ça. Si tu le trouves bien, je te l’offre ce bouquin.
Il s’arrête, interloqué.
- Tu me le donnes ? Pour rien ?
- Ben ouaih (voilà que je parle comme lui maintenant). Tu sais, une collection de poche… C’est pas la ruine !
Qu’importe, il est tout chamboulé. Par Baudelaire ou par moi ?
Le lendemain matin, Didier arrive presque à l’heure à la librairie, avec un petit paquet mal emballé entre les mains. Il me fourre celui-ci entre les bras, presque brusquement.
- Tiens… ça schlingue aussi, mais moins que ton truc…
« Patchouli », fabriqué par « marque repère des magasins Méga W ». Super !!!



Deuxième semaine
Didier a découvert Verlaine. Il a apprécié quelques poèmes de Verhaeren, Desnos et Prévert,  mais son préféré reste quand même Baudelaire.
On discute beaucoup. D’abord un peu réticent, il n’hésite plus maintenant à me dire ce qu’il pense d’un texte, à me poser des questions sur un mot, à me demander quel est ce personnage dont le poète parle. Je commence à connaître ses goûts et je sais que ses jugements sont sans appel. C’est « nul » ou c’est « trop cool », il n’y a rien entre les deux. Rimbaud lui a permis de découvrir la mythologie grecque. Comme il lisait « soleil et chair » et me questionnait sur Pan et Syrinx, je cueillais pour lui dans un rayon le très bon livre d’Edith Hamilton, « la mythologie ». Depuis, il parcourt avec délice  les histoires des dieux grecs et des créatures fantastiques qui les entourent. Il aime particulièrement les textes mettant en scène des personnages au nom évocateur : Pégase,  Dédale … Il essaye de me coller :
- Eh… tu sais pourquoi on dit un supplice de Tantale ?
Et je réponds que je ne me rappelle plus très bien, rien que pour le plaisir de l’écouter me raconter l’histoire du pauvre homme condamné à éternellement souffrir de la faim et de la soif. Il aime ces personnages fantastiques, faunes et centaures. Il aime  ces dieux aux pouvoirs infinis et pourtant comme nous amoureux, coléreux, jaloux…
Puis de la mythologie, il retourne à la poésie. Il lit avec la même application, la même obstination qu’il mettait à écouter sa musique. Alors j’essaye de le déranger le moins possible. Quand un client se présente, je me précipite vers lui et l’entraîne au fond du magasin. Je me demande si je n’en fais pas un peu trop !
Mais les gens s’étonnent de le voir parfois rire tout seul, marmonner entre ses dents « … montra son nombril rose ou vint neiger l’écume… » ou «… un faune effaré montre ses deux yeux, et mord les fleurs rouges de ses dents blanches… ». Moi, ça me plait…
Ce soir, il a déposé 11.80 euros à côté de la caisse. Il a tenu à acheter le livre d’Edith Hamilton. Je n’ai pas proposé de le lui offrir. Je voyais bien qu’il était fier de s’acheter ce livre. Et puis aussi, j’ai peur de recevoir en échange un foulard rose fluo ou un T shirt imprimé…



Fin du mois
C’est aujourd’hui le dernier jour de stage. Je travaille sur un petit feuillet d’évaluation que Didier m’a donné à remplir. Je peine sur les rubriques « comportement général », « intérêt pour la profession » et « motivation, investissement personnel ».
C’est sûr que si je fais le bilan, il a dû me ranger l’équivalent de deux cartons de livre sur les rayons du haut, promener vaguement deux ou trois fois le balai à travers le magasin et faire fuir quatre ou cinq clients. Et pourtant,  j’ai une très grande impression de « positif ».



Une semaine plus tard
Didier vient de rentrer dans le magasin, hilare, avec deux copains légèrement chahuteurs.  Pas d’effusion, seulement un petit salut distant, puis il me colle son walkman sur les oreilles.
- Tiens, écoutes ça…
Je rêve. C’est du rap, du rap avec les paroles :
« quoique tes sourcils méchants… Te donnent un air étrange… Qui n’est pas celui d’un ange… Sorcière aux yeux alléchant… »
J’arrache l’appareil.
- C’est quoi ça ?
Didier un peu gêné…
- Ben… On a fait ça, avec les copains. Forcément, c’est pas enregistré en studio, on a juste une salle pas terrible… Mais bon, c’est un premier truc.
Je remets le casque sur mes oreilles, méfiante. Des paroles de Baudelaire sur du rap ! J’écoute en fronçant les sourcils, je baisse un peu le volume… Les garçons font le tour de la librairie. Je ne les entends pas, mais Didier parle beaucoup, montre les rayons, fait de grands gestes…. S’il raconte seulement les services qu’il m’a rendus le mois dernier, ce devrait être vite fait.
Je tapote des doigts sur le bureau. C’est pas si mal leur truc en fin de compte… J’aime surtout le rythme sur : mé… mé… mé… méchant…
Les garçons ricanent. Ils se fichent un peu de Didier je crois. Mais lui continue de raconter. C’est assez drôle de le voir gesticuler là, entre Sartre et Elsa Triolet.
Tout en écoutant « sorcière aux yeux alléchants », j’imagine déjà que, la prochaine fois, je prendrais bien encore quelqu’un au Centre. Peut-être une fille pour changer…
Et puis aussi, je vais m’agrandir. Non… J’ai plutôt envie de  créer un rayon « musique ». Ou alors,  je vais peut-être simplement commencer par installer une sono, pour l’ambiance. Ce sera amusant… Pour une cliente qui cherche un roman sentimental, je mettrai un petit madrigal italien… Pour celui qui feuillette un livre d’histoire sur Louis XIV, un air de Lully… Pour celui qui s’arrête à la littérature russe, une œuvre de  Tchaïkovski… Et puis un rap bien rythmé, volume au maximum, pour le vieil érudit…
Et peut-être que ma nouvelle stagiaire me dira, écoutant Cécilia Bartoli ou Andreas Scholl.
- Whaou ! C’est super cette voix.

… Ce serait peut-être intéressant de prendre le thème d’une cantate de Bach et de mettre dessus des paroles plus actuelles ? A voir…












Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire