Le stagiaire
publié en 2007 dans "nouvelles de Bretagne"
Le stagiaire
Très habile l’éducateur, avec son
air mi curé, mi baba cool.
Il a commencé, sur un ton
légèrement misérabiliste :
- Ce type de stage est bien
souvent un premier pas nécessaire vers la réinsertion, un véritable tremplin
pour entrer dans la vie active…
Deux minutes plus tard, on
nageait en plein Zola.
- Il a manqué de tout depuis son
plus jeune âge : soins, éducation, amour…
Comme je n’accrochais pas, il a
tenté la flatterie.
- C’est un petit gars gentil
qu’on vous propose. Il s’appelle Didier. Vous pensez bien qu’on ne va pas
refiler un dur à cuire à une frêle et jolie jeune femme comme vous !
Comme je restais de marbre,
sentant la femme dure en affaire, il a tenté un petit appel à mon sens du
commerce.
- ça va vous faire une aide
gratuite. C’est pas négligeable quand on débute.
Puis il a lancé, avec un regard
lourd de reproche sur mon petit ensemble de chez Jessica.
- Ces jeunes qui n’ont pas eu les
mêmes chances que nous au départ, etc…
Et là, je me suis fait avoir sur
toute la ligne et j’ai dit oui. Je me suis pourtant battue pendant des années
pour l’avoir cette librairie, mais je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un
léger sentiment de honte parce que je gagne un peu d’argent.
Et voila comment l’on se retrouve
pour un mois avec un jeune de seize ans sur les bras, tout frais sorti de son
centre d’éducation.
Le lundi matin, il était
là : pantalon kaki déchiré sous les genoux, des baskets verts fluo avec
les lacets qui traînent par terre, et un T shirt imprimé « Pisse and
Love ». Exactement ce qu’il faut pour mettre en valeur la déco rose et
gris et le caractère culturel du magasin…
Troisième jour :
Effectivement, il n’est pas
méchant. Il n’est pas du tout encombrant non plus. En fait, il s’assied le
matin dans un des fauteuils (réservé à la clientèle), il branche son walkman,
et il commence à battre du pied ou à bouger la tête en mesure. Il me fait un
peu penser aux chiens que l’on voit parfois sur la plage arrière des voitures…
Mais en moins décoratif… Les clients le regardent un peu bizarrement puis,
pensant certainement qu’il fait parti du mobilier ou de la famille, ils ne
s’occupent plus de lui. Quand à lui, il
ne s’occupe absolument pas des clients. Si ce stage doit lui servir de
tremplin, il va d’abord falloir qu’il se lève, et ensuite, qu’il prenne un
sacré élan ! Je pense que je vais reprendre tout à la base et lui
expliquer gentiment que nous sommes là pour vendre des livres.
Bref… Au bout de trois jours, je
n’avais pas encore trouvé une quelconque utilité à mon réinséré. Debout sur un
tabouret, j’essayais d’atteindre les rayons du haut quand je m’avisais qu’il
avait certainement au moins une qualité : il était beaucoup plus grand que
moi.
Je me retournais et commençais à
faire de grands gestes pour attirer son attention. Quelques secondes
s’écoulèrent avant que ses yeux vagues ne parviennent à se fixer sur moi.
Détachant le casque de ses oreilles, il se redressa un peu sur son fauteuil,
signe manifeste de bonne volonté.
- Ouaih ?
- Dis, tu pourrais pas m’aider à
ranger tout ça là-haut ?
- Ben… Si tu veux… Pas de
problème…
Et oui, on se tutoie, depuis le
début. Mais c’est lui qui a commencé…
Comme il s’approchait, je ne
pouvais m’empêcher de fixer ses pieds. C’est plus fort que moi. Je me crispe et
je serre les dents. J’ai toujours peur qu’il marche sur ses lacets et s’étale
entre les rayons. Heureusement qu’il ne bouge généralement pas beaucoup dans une journée !
Je lui passais les livres qu’il
rangeait dans un ordre plus ou moins alphabétique. Je caressais au passage un
Shakespeare, lisais quelques lignes du résumé d’un Dietrich. Lui rangeait les
bouquins comme il aurait empilé des pommes dans un cageot…
Quatrième jour :
Aujourd’hui, je mets les choses
au point. Didier vient de poser son walkman pour pouvoir retirer un pull. Sur le
T shirt, «Beer is the answer… But I can’t remember the question » .
Tout un programme ! Je profite de l’occasion et attaque pendant qu’il est
« joignable ».
- Ecoute Didier… Il y a deux
choses qui me feraient vraiment plaisir.
- Ouaih ?
- La première, c’est que tu
retires ce casque. Quand un client te parle et que tu restes à le regarder sans
répondre, en agitant les mains et les pieds… (J’arrête d’un geste son élan de
protestation)… En rythme, je te l’accorde… Mais bon, ce n’est pas très
commercial. Tu comprends ?
Je vois bien que ça l’embête,
mais il fait oui de la tête.
- T’écoutes quoi au fait comme
musique ?
Air surpris.
- Ben… du rap…
Je hoche la tête. Je m’en doutais
en fait que ce n’était pas de la musique baroque. Je continue.
- Et deuxièmement, tu attaches
tes lacets…
- Quoi ?
- Oui, ça me stresse. J’ai
toujours peur que tu marches dessus…
Alors là, il se marre.
- Mais… T’es pas ma mère !
Alors là, je me vexe.
- Non, je n’ai pas l’âge de toute
façon. Mais tu le fais s’il te plait.
Pas de réponse. Puis, regard en
coin.
- OK… Mais moi aussi j’ai deux
trucs à te demander.
Surprise.
- J’veux bien faire plus
commercial, mais alors toi, tu souris un peu moins.
- Comment ça ?
- Ben ouaih… Les jeunes, les
vieux, les gros les petits, tu leurs fais toujours le même sourire aux clients.
J’tassures, ça fait vraiment lèche, ça fait même pute.
Alors là.
- Et puis aussi, tu te parfumes
moins. Ça schlingue…
Bien… A partir d’aujourd’hui, je
vote à droite, je soutiens les revendications des gardiens de prison, je sympathise
avec ceux qui veulent rétablir la peine de mort… Et j’écris à Dior pour les
avertir que leur « soir d’été », ça « schlingue »…
Cinquième jour.
Sans musique dans les oreilles,
Didier s’ennuie.
- Tu sais, tu peux prendre un
livre quand il n’y a personne.
Je l’ai sorti d’une douce
torpeur. Il émerge difficilement.
- Un quoi ?
Moi, un peu ironique.
- Un livre, un bouquin…. Tu vois,
il y en a partout autour de toi !
Soupir résigné. Didier se lève et
commence à errer entre les rayons, les mains dans les poches, se penchant
parfois nonchalamment pour déchiffrer un titre à la verticale. Les lacets ne
sont pas attachés mais rentrés à l’intérieur de la chaussure. Je souris.
Peu après, il retombe au fond de
son fauteuil avec en main un exemplaire de « victimes du désir ». Je
souris à nouveau. J’ai bien peur que le titre ne l’ait abusé et qu’il soit déçu
par ce petit traité d’économie sociale.
Au bout de quelques minutes,
Didier repose « victimes du désir » sans commentaire, et s’enfonce un
peu plus dans son fauteuil. Moi, je lis Baudelaire.
Un homme entre.
Dans un brusque regain d’intérêt,
Didier reprend son livre.
Je me lève avec empressement et
souris (pas trop, ça fait pute…) au client potentiel. Pas de chance, c’est un
vieil em……. , euh…, érudit qui tient absolument à me faire partager sa passion
pour la littérature du XVIII siècle et m’entretient pendant une demi-heure des
intéressants tableaux de mœurs écrits à cette époque et du parallèle évident
que l’on peut faire entre les héroïnes de Marivaux et celles de Sade. Puis il
feuillette un moment « les infortunes de la vertu » en louchant sur
mes jambes avant de partir sans rien acheter. Mais quand je rejoins ma place,
j’ai la surprise de trouver Didier plongé dans « Les fleurs du mal ».
- Whaou ! C’est super ces
textes. Ecoutes ça… « A la pâle clarté des lampes languissantes, Sur de
profonds coussins tout imprégnés d’odeur, Hyppolite rêvait aux caresses
puissantes, Qui levaient le rideau de sa jeune candeur » Attends, je note…
Il prend un papier et un crayon.
- Je change juste le prénom.
Hyppolite, c’est vraiment trop tarte !
« La destruction » le
fait exulter.
Avec « Le guignon », il
se lève et marche (un vrai miracle !).
« La musique » le fait
sourire mélancoliquement. Sans doute songe t-il à son walkman relégué au fond
du tiroir.
« La vie antérieure »
le fait sauter à nouveau sur son crayon.
Je suis abasourdie. Autant il
était renfermé et atone dans son ennui, autant il se montre ouvert et presque
exubérant dans sa nouvelle passion.
- Arrête de copier tout ça. Si tu
le trouves bien, je te l’offre ce bouquin.
Il s’arrête, interloqué.
- Tu me le donnes ? Pour
rien ?
- Ben ouaih (voilà que je parle
comme lui maintenant). Tu sais, une collection de poche… C’est pas la
ruine !
Qu’importe, il est tout
chamboulé. Par Baudelaire ou par moi ?
Le lendemain matin, Didier arrive
presque à l’heure à la librairie, avec un petit paquet mal emballé entre les
mains. Il me fourre celui-ci entre les bras, presque brusquement.
- Tiens… ça schlingue aussi, mais
moins que ton truc…
« Patchouli », fabriqué
par « marque repère des magasins Méga W ». Super !!!
Deuxième semaine
Didier a découvert Verlaine. Il a
apprécié quelques poèmes de Verhaeren, Desnos et Prévert, mais son préféré reste quand même
Baudelaire.
On discute beaucoup. D’abord un
peu réticent, il n’hésite plus maintenant à me dire ce qu’il pense d’un texte,
à me poser des questions sur un mot, à me demander quel est ce personnage dont
le poète parle. Je commence à connaître ses goûts et je sais que ses jugements
sont sans appel. C’est « nul » ou c’est « trop cool », il
n’y a rien entre les deux. Rimbaud lui a permis de découvrir la mythologie
grecque. Comme il lisait « soleil et chair » et me questionnait sur
Pan et Syrinx, je cueillais pour lui dans un rayon le très bon livre d’Edith
Hamilton, « la mythologie ». Depuis, il parcourt avec délice les histoires des dieux grecs et des
créatures fantastiques qui les entourent. Il aime particulièrement les textes
mettant en scène des personnages au nom
évocateur : Pégase, Dédale … Il essaye de me
coller :
- Eh… tu sais pourquoi on dit un
supplice de Tantale ?
Et je réponds que je ne me
rappelle plus très bien, rien que pour le plaisir de l’écouter me raconter
l’histoire du pauvre homme condamné à éternellement souffrir de la faim et de
la soif. Il aime ces personnages fantastiques, faunes et centaures. Il
aime ces dieux aux pouvoirs infinis et
pourtant comme nous amoureux, coléreux, jaloux…
Puis de la mythologie, il
retourne à la poésie. Il lit avec la même application, la même obstination
qu’il mettait à écouter sa musique. Alors j’essaye de le déranger le moins
possible. Quand un client se présente, je me précipite vers lui et l’entraîne
au fond du magasin. Je me demande si je n’en fais pas un peu trop !
Mais les gens s’étonnent de le
voir parfois rire tout seul, marmonner entre ses dents « … montra son
nombril rose ou vint neiger l’écume… » ou «… un faune effaré montre
ses deux yeux, et mord les fleurs rouges de ses dents blanches… ». Moi, ça
me plait…
Ce soir, il a déposé 11.80 euros
à côté de la caisse. Il a tenu à acheter le livre d’Edith Hamilton. Je n’ai pas
proposé de le lui offrir. Je voyais bien qu’il était fier de s’acheter ce
livre. Et puis aussi, j’ai peur de recevoir en échange un foulard rose fluo ou
un T shirt imprimé…
Fin du mois
C’est aujourd’hui le dernier jour
de stage. Je travaille sur un petit feuillet d’évaluation que Didier m’a donné
à remplir. Je peine sur les rubriques « comportement général »,
« intérêt pour la profession » et « motivation, investissement
personnel ».
C’est sûr que si je fais le
bilan, il a dû me ranger l’équivalent de deux cartons de livre sur les rayons
du haut, promener vaguement deux ou trois fois le balai à travers le magasin et
faire fuir quatre ou cinq clients. Et pourtant, j’ai une très grande impression de « positif ».
Une semaine plus tard
Didier vient de rentrer dans le
magasin, hilare, avec deux copains légèrement chahuteurs. Pas d’effusion, seulement un petit salut
distant, puis il me colle son walkman sur les oreilles.
- Tiens, écoutes ça…
Je rêve. C’est du rap, du rap
avec les paroles :
« quoique tes sourcils
méchants… Te donnent un air étrange… Qui n’est pas celui d’un ange… Sorcière
aux yeux alléchant… »
J’arrache l’appareil.
- C’est quoi ça ?
Didier un peu gêné…
- Ben… On a fait ça, avec les
copains. Forcément, c’est pas enregistré en studio, on a juste une salle pas
terrible… Mais bon, c’est un premier truc.
Je remets le casque sur mes
oreilles, méfiante. Des paroles de Baudelaire sur du rap ! J’écoute en
fronçant les sourcils, je baisse un peu le volume… Les garçons font le tour de
la librairie. Je ne les entends pas, mais Didier parle beaucoup, montre les
rayons, fait de grands gestes…. S’il raconte seulement les services qu’il m’a
rendus le mois dernier, ce devrait être vite fait.
Je tapote des doigts sur le
bureau. C’est pas si mal leur truc en fin de compte… J’aime surtout le rythme
sur : mé… mé… mé… méchant…
Les garçons ricanent. Ils se
fichent un peu de Didier je crois. Mais lui continue de raconter. C’est assez
drôle de le voir gesticuler là, entre Sartre et Elsa Triolet.
Tout en écoutant « sorcière
aux yeux alléchants », j’imagine déjà que, la prochaine fois, je prendrais
bien encore quelqu’un au Centre. Peut-être une fille pour changer…
Et puis aussi, je vais
m’agrandir. Non… J’ai plutôt envie de
créer un rayon « musique ». Ou alors, je vais peut-être simplement commencer par
installer une sono, pour l’ambiance. Ce sera amusant… Pour une cliente qui
cherche un roman sentimental, je mettrai un petit madrigal italien… Pour celui
qui feuillette un livre d’histoire sur Louis XIV, un air de Lully… Pour celui
qui s’arrête à la littérature russe, une œuvre de Tchaïkovski… Et puis un rap bien rythmé, volume au maximum, pour
le vieil érudit…
Et peut-être que ma nouvelle
stagiaire me dira, écoutant Cécilia Bartoli ou Andreas Scholl.
- Whaou ! C’est super cette
voix.
… Ce serait peut-être intéressant
de prendre le thème d’une cantate de Bach et de mettre dessus des paroles plus
actuelles ? A voir…
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