Comment l’humanité vint à Hélène en
même temps que le cancer
Le docteur qui lui
apprit la mauvaise nouvelle avait des yeux d’un bleu étonnant, un bleu
myosotis...
Devant le praticien, Hélène n’eut
pas réellement de mal à faire bonne figure. Bien trop soucieuse de l’image que
l’on pouvait avoir d’elle, elle n’aurait pas supporté de montrer sa détresse à
un presque inconnu. Et puis aussi... Elle n’y croyait pas encore vraiment. Se
sentant touchée, Hélène sortit immédiatement sa première arme, l’humour.
- C’est bien ma chance... Avoir un cancer
alors que c’est le sida qui est à la mode !
Sortie du cabinet
médical, mille scénarios tournaient déjà dans sa tête. Son second moyen de
défense s’était mis en route : construire des histoires, créer des images, se voir
de l’extérieur, comme l’héroïne d’un film ou d’un roman... Tour à tour, elle se
voyait victorieuse de la maladie, puis affrontant courageusement la mort sur un
lit d’hôpital. Elle voyait ses enfants pleurer, puis immédiatement après, elle
s’imaginait vieille, le soir, à la veillée, relatant à de nombreux petits
enfants sa grande peur de l’an 2000.
Sur le chemin du retour, la tête remplie des chiffres de
morbidité que l’on venait de lui assener, elle brûla un feu rouge. Un
formidable coup de klaxon la sortit de sa rêverie. Elle murmura en grimaçant :
- Je pense, cher
docteur, que, statistiquement parlant, j’ai actuellement plus de chances de
crever dans un accident de la route que de ces saloperies de petites
métastases...
En rentrant chez
elle, elle eut la bizarre impression de pénétrer dans la maison d’une
étrangère. Elle s’assit à la table de la cuisine, à sa place habituelle, et se
versa un verre d’eau. Devant elle se trouvait un bouquet d’œillets, un peu
fané. Elle avança la main et comme quelques pétales se détachaient, elle sentit
sa gorge se nouer à la pensée de l’inéluctable destinée de tout ce qui vit puis
redevient poussière. Elle se reprit aussitôt et se moqua intérieurement de cet
apitoiement ridicule sur quelques fleurs. Et pourtant, quand elle avait arrangé
ces fleurs dans le vase, elle était une autre femme... Alors, comme elle
sentait à nouveau sa gorge se serrer, elle s’adossa, ferma les yeux, et laissa
la bride longue à son imagination :
- Cours ma belle
cavale, consolation de tous les maux, baume de toutes les douleurs...
Et elle se vit là,
assise, un verre à la main, tel Damoclès déjeunant à la table du tyran de
Syracuse, plus de deux millénaires auparavant. Elle leva les yeux afin de mieux
imaginer l’épée suspendue au-dessus de sa tête, retenue par un seul crin de
cheval. Mais quel était donc le nom de ce roi de Syracuse ? Ah... Oui ! Denys
L’ancien...
Et Denys l’ancien
prit immédiatement dans son esprit les traits du docteur S.
- Comprends-tu
maintenant comme le bonheur est fragile ?
Hélène sursauta. La
voix forte et autoritaire de Denys l’ancien, traversant les âges, venait
de résonner dans la salle.
- Réalises-tu
combien frivole fut ta vie et vois-tu quelle inconscience fut la tienne ?
Hélène baissa la
tête :
- Oui... Je crois
que je comprends...
Denys l’ancien
continua, accusateur :
- Croyais-tu donc
échapper au sort commun ?
- Non... Bien sur
que non... Enfin, je ne sais pas...
Hélène leva les yeux
vers l’homme assis en face d’elle. Son maintien était noble, son visage en
partie recouvert par une épaisse barbe noire. Sa tunique laissait voir des bras
puissants.
Hélène baissa à
nouveau la tête d’un air coupable.
- Je reconnais...
J’ai eu tort... Mais je suis encore jeune... La souffrance, la maladie m’ont
épargnée, moi et ceux que j’aime. Alors, je me suis cru, peut-être... Un peu...
Tout au fond de moi... Immortelle...
Le tyran se renversa
en arrière dans un grand rire.
- Et voilà... Vous
cachez vos malades et vos mourants au fond des hôpitaux, vous cloîtrez vos
vieillards dans des hospices... Votre société se comporte tel le père de
Sidaarta, qui cacha à son fils l’existence de la vieillesse, de la maladie et
de la mort dans le dessein de le protéger !
Hélène sourit
tristement.
- C’est un peu vrai.
A ceci près que Sidaarta est sorti de son palais doré à vingt-neuf ans, parce
qu’il le désirait. Moi, j’en sorts à trente-huit ans, et parce que l’on me
pousse dehors.
Denys se redressa et
reprit d’une voix autoritaire.
- Regardez-moi... Je
suis riche, puissant... Je possède des armées, des coffres remplis d’or et j’ai
pour moi les plus belles femmes. Et malgré cela, ou à cause de cela, je sens
continuellement la mort à mes côtés. Elle est là, à cette table, assise à ma
droite... Le soir, elle se couche dans mon lit... Chaque tenture peut cacher un
homme avec un couteau, chaque gorgée que je bois peut être empoisonnée...
Denys reposa son
verre. Il essuya un front moite de sueur et reprit plus calmement.
- Chaque jour, il
faudrait remercier le destin, avec humilité. Chaque jour, il faudrait presque
demander pardon...
- Je ne suis pas ingrate, et je remercie la
vie, le hasard, le destin... Comment nommer ce qui nous gouverne quand on ne
veut pas lui donner le nom de dieu ? Ces Parques qui tissent la trame de notre
vie et qui peuvent, d’un seul coup de ciseaux, en couper le fil ; sans que l’on
puisse comprendre s’il s’agit de méchanceté, de négligence ou d’un simple
caprice. Je ne sais comment appeler cette chose. Parce que, plus que tout, elle
échappe à ma compréhension et me semble éloignée de ce qui fait notre humanité,
j’aime à l’appeler «l’autre». Aussi, je remercie «l’autre» de m ’avoir
permis de vivre presque quarante années.
- Et vous faites
bien... Je vous ferais remarquer qu’à mon époque, six cents ans avant
Jésus-Christ, nous vivions rarement jusqu’à cet age avancé.
- Et maintenant
encore, dans certains pays, l’espérance de vie n’est pas supérieure. Je suis
parfaitement consciente que mourir à quarante ans n’est pas aussi horrible,
aussi injuste que de mourir à huit ou à quinze ans.
- Et pourtant,
murmura d’une voix rêveuse le roi de Syracuse, pour chacun de nous et à tout
age, la perspective de sa propre mort semble plus horrible que celle de
n’importe quel enfant...
Hélène s’insurgea.
- Pas de n’importe
quel enfant ! Et je remercie «l’autre» de m’avoir frappée et d’avoir épargné
mes enfants.
Denys l’ancien
balaya l’air d’un geste agacé.
- Mais cessez donc
de parler comme si vous étiez condamnée à mort, ça m’énerve ! Je suis mort
depuis plus de deux mille six cents ans, moi, et je n’en fait pas tout un plat
!
Hélène murmura,
suffisamment bas pour ne pas être entendue.
- C’est sans doute
que vous en avez pris l’habitude...
- Cette épée est là,
certes, mais solidement attachée. Cessez de craindre cette mort encore si
lointaine que vous ne pouvez même apercevoir son visage !
- Ce n’est pas la
mort qui m’effraie... C’est le passage...
Le roi se rencogna
dans son siège.
- Le passage ? Alors
là, ce n’est pas ma spécialité...
Dans le regard du
tyran, Hélène vit passer comme un reflet moiré. Elle remarqua pour la première
fois que ses yeux étaient d’un très beau bleu, un bleu myosotis. Il lui parût
que ce bleu étrange l’entraînait vers d’autres paysages. Autour d’elle, chaque
chose disparaissait lentement dans une atmosphère froide et humide. Le regard
bleu de Denys l’ancien fut le dernier à se diluer dans la brume, tel le sourire
du chat de Chesterfield...
Hélène se retrouva
assise sur la berge d’un long fleuve. Il faisait nuit et la brume laissait
filtrer une lune triste et froide. Quelques vers lui revinrent en mémoire :
« Sur l’onde calme et noire ou dorment les étoiles... »
Hélène frissonna et scruta le fleuve, s’attendant presque
à apercevoir «La blanche Ophélie flottant comme un grand lys... ». Au lieu de
la si pure et si émouvante jeune fille, Hélène vit se détacher de la brume une
embarcation rustique. Debout à l’arrière, une silhouette voûtée plongeait
régulièrement une gaffe dans l’eau noire. Comme l’embarcation allait la
dépasser, Hélène se leva et héla le nocher.
- Eh Oh... Là bas...
Il lui sembla que
l’homme hésitait. Puis il dirigea sa barque vers la berge.
- Et bien ça
alors... Qu’est-ce -que vous faites ici, vous ?
- Je ne sais pas...
Je crois que je suis arrivée au bord de ce fleuve à cause de deux yeux bleus...
Un regard un peu trop profond dans lequel j’ai faillit me noyer.
L’homme était âgé.
Il semblait fatigué. Malgré tout, son regard brillait d’une colère mal
contenue.
- C’est tout de même
incroyable ! Des gens qui arrivent là, sans prévenir, sans savoir ce qu’ils
veulent, sans même avoir de quoi payer leur passage... Car je suppose que vous
n’avez pas une seule pièce sur vous ?
Hélène secoua la
tête en s’excusant. En même temps, les mots «pièce» et «passage» éveillaient en
elle quelques souvenirs.
- Vous êtes Charon,
n’est ce pas ? Et ce fleuve est l’Achéron
?
Le vieil homme
répliqua.
- Vous pensiez
peut-être vous promener à Venise ? Vous preniez sans doute ma barque pour une
gondole ?
- Excusez-moi...
C’est que mon imagination galope à une telle allure depuis quelques
temps ! Je ne sais
plus très bien où j’en suis. Vous avez tout de même des yeux d’un bleu qui me
rappelle quelque chose...
Hélène s’assit dans
l’herbe et posa la tête entre ses mains. Elle se sentait lasse, soudain,
tellement lasse...
Le passeur ricana.
- Telle que je vous
vois là... Si je vous proposais de monter avec moi, que diriez-vous ?
Hélène fixa
l’horizon liquide, cherchant à percer le mystère de l’autre rive.
- Je ne sais pas...
Le vieil homme
ricana encore, méprisant.
- Le voilà donc ce
beau courage ! Prête à abandonner la lutte avant même que l’ennemi n’ait
dévoilé ses armes ! Il est donc si lourd à porter le fardeau de votre vie ?
Jeune femme habituée aux chemins faciles et que le moindre caillou fait trébucher
! N’avez-vous pas honte ?
Hélène sourit tristement.
- « On aime la
vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon... »
- C’est ça... On
cite Voltaire maintenant ! Dites-moi... Elle vous sert à quoi votre belle
culture? Tiens, ça me fait trop mal de rester là à bavarder avec vous. J’ai du
travail, moi... Des tas de pauvres gens qui attendent pour que je les fasse
traverser. Des gens qui sont bien morts, eux...
Charon repoussa
brusquement son embarcation d’un vigoureux coup de gaffe. Une petite vague vint
lécher les pieds d’Hélène. Celle-ci se recula comme si l’eau l’avait brûlée. Au
moment où l’embarcation allait disparaître dans la brume, Hélène entendit
encore le nautonier crier.
- Avant de faire
demi-tour, demandez-vous quand même comment vous en êtes arrivée là !
L’onde était à
nouveau calme, sans une ride, sans un murmure... Hélène réfléchissait aux
derniers mots du passeur. Fallait-il chercher à découvrir un sens à cette
maladie ? Inventer une origine à ce qui paraissait venir de nulle part,
imaginer une cause à ce qui semblait dépendre uniquement des caprices de
«l’autre»... Donner un visage à l’ennemi afin de le mieux combattre... Pourquoi
pas... Cette maladie nichée au cœur même de ses cellules, fallait-il la
concevoir comme une révolte de son moi le plus intime ? S’était-elle négligée,
s’était-elle trahit au point de susciter cette révolution anarchique de son
corps ? Etait-ce un avertissement, une punition ? Puisque aucune cause
extérieure ne semblait être à l’origine de ce mal, n’était-elle pas la
responsable, l’initiatrice ? Fallait-il concevoir ce cancer comme une forme de
suicide ?
Hélène quitta des
yeux l’écran où s’affichait encore la conclusion de son exposé : « du
désir secret de mourir comme cause présumée du cancer. » Avec un peu
d’appréhension, elle se tourna vers la salle où quelques maigres
applaudissements n’arrivaient pas à couvrir les toussotements discrets, les
murmures gênés et les exclamations choquées. Courageusement, Hélène leva le
menton et lança.
- Des questions
Messieurs ?
Un brouhaha général
s’ensuivit. La voix d’un petit homme chauve réussit cependant à couvrir le
bruit de fond.
- Si je comprends
bien, vous prétendez que votre cancer serait une espèce de forme de suicide.
Mais n’aviez-vous pas auparavant soutenu que vous aimiez la vie ?
Hélène réfléchit un
peu avant de répondre.
- Peut-être les deux
ne sont-ils pas incompatibles ? Je pourrais vous citer quelques mots de
Voltaire qui...
Le petit homme la
coupa sèchement.
- Merci... Nous
connaissons...
Hélène ne se laissa
pas démonter.
- Chacun de nous
abrite ce que Freud appelait des «pulsions de mort». C’est ce sentiment qui
pousse tout être vivant vers le retour à l’inanimé, vers le non-être originel.
Hélène baissa les
yeux. Elle quitta le ton un peu doctoral qu’elle avait pris et sa voix se fit
plus modeste.
- J’ai toujours
profité au maximum de cette vie qui m’a été offerte. Ne pas le faire m’aurait
semblé une offense envers ceux qui naissent moins favorisés, ceux qui
connaissent la faim, la guerre... La liste des malheurs des hommes est si
longue... Et puis aussi, j’ai toujours été consciente de la fragilité de mon
bonheur...
Le petit homme
chauve lui coupa à nouveau la parole.
- Décidément, vous
n’êtes pas à une contradiction près. Permettez-moi de répéter ici ces quelques
mots que vous citâtes, il y a peu, en face d’un certain Denys l’ancien...
L’homme prit ses
notes, rajusta ses lunettes et commença à lire, un doigt levé.
- « Je dois
bien reconnaître que je me suis cru... Peut-être... Un peu... Immortelle... »
Comme il retirait
ses lunettes, levant vers Hélène un visage rougeaud, celle-ci remarqua pour la
première fois la couleur de ses yeux. Elle soupira. Ce petit homme, agressif
comme un roquet, semblait prêt à la pousser dans ses dernières extrémités.
- Ce que je voulais
dire par là, c’est que je vivais, comme beaucoup de gens, en ignorant la mort.
Simplement parce que la mort, comme le temps qui passe, comme l’espace infini,
est une notion qui nous dépasse. Alors on vit comme si la mort n’existait pas.
Hélène baissa à
nouveau la tête.
- Je crois que j’ai
toujours fait preuve de bien peu d’humanité. Tout au long de ma vie, mon
égoïsme primitif est resté le même. Simplement, il s’est élargit. Il y a
d’abord eu «moi» et «les autres»... Puis, j’ai aimé : et il y a eu «nous deux»
et «les autres». J’ai ensuite eu des enfants, et j’ai commencé à vivre pour
«mon clan», l’amour pour ma famille me faisant creuser encore plus profondément
le fossé me séparant des autres. Oui... J’ai fait preuve de bien peu
d’humanité...
Hélène semblait
maintenant se parler à elle-même…
- L’expérience de
l’amour physique ne m’a pas modifiée en profondeur. Je crois que je suis une
amante plus «cérébrale» que «sensuelle». La maternité par contre m’a
profondément bouleversée. Mais l’amour maternel ne m’a pas rendue plus humaine,
il m’a faite «animale». Laissez-moi essayer de vous expliquer ce que j’ai
ressenti, quand de femme, je suis devenue mère...
Quelques soupirs ennuyés
échappèrent à cette assemblée d’hommes visiblement peu intéressés par le sujet.
- C’est avec
étonnement et ravissement que j’ai découvert la violence de cet instinct qui
fait se serrer l’enfant contre le sein de sa mère. Oui... Caressant, léchant,
humant avec délice ce petit corps issu de mon propre corps, je me suis sentie
femelle, pareille à la femelle de n’importe quelle espèce animale. C’est avec
étonnement et un peu d’amertume que j’ai compris que cette petite chose allait
me priver de ce que j’avais de plus cher, ma liberté. C’est avec étonnement et
tristesse à la fois que j’ai pressenti que mon enfant, si semblable aujourd’hui
à une partie de moi-même, ne ferait que, jour après jour, s’éloigner de moi.
Enfin, c’est avec étonnement et beaucoup de frayeur que j’ai commencé à songer
à «l’autre». Devenue mère, je devenais infiniment vulnérable. En quelque sorte,
je venais d’élargir mon territoire, et l’ennemi pouvait maintenant attaquer de
plusieurs côtés. « L’autre » pouvait choisir de me frapper ou choisir
de frapper mon enfant. J’ai alors pris conscience de toute la violence cachée
dans ce terme pourtant synonyme de tendresse, de douceur… L’instinct
maternel... Serrant contre moi mon premier enfant, je savais que je serais
capable, pour le protéger, d’étrangler avec mes mains, d’égorger avec mes
dents...
Le vieil homme se
leva avec un grand geste impatient.
- Il me semble,
madame, que vous vous égarez quelque peu !
Mais Hélène tenait à
son raisonnement. Sa voix claqua sèchement.
- Pas du tout.
Laissez-moi seulement terminer mon explication. Je viens d’essayer de vous
montrer de quelle façon la naissance de mon premier enfant m’a transformée.
Peut-être parce que la naissance est aussi mystérieuse que la mort, j’ai
commencé à songer à la fin de ma vie, à la mort possible de ceux que j’aime, à
la maladie et à toutes les apparences que «l’autre» peut revêtir pour nous
frapper. Mais la vie a continué de se montrer généreuse: d’autres beaux
enfants, un mari toujours aimant... Et j’ai commencé à engranger, engranger
tous ces grands et tous ces petits bonheurs, comme un écureuil qui fait ses
provisions en redoutant l’hiver. A chaque bonne nouvelle, à chaque coup de
chance, je sentais un petit pincement au cœur. Je pensais : « il faudra
bien qu’un jour, je paye pour tout ça... ». Alors j’ai mis les bouchées
doubles, j’en ai fait encore plus, toujours plus... Et pour finir, j’en ai sans
doute fait un peu trop. Et quand j’ai appris la mauvaise nouvelle, je n’ai pas,
j’espère que vous me croyez, ressenti de sentiment d’injustice. J’ai pensé au
contraire qu’il était normal de revenir à un plus juste équilibre...
Le petit homme
ricana méchamment.
- Vous allez bientôt
nous dire que vous vivez depuis lors dans la sérénité...
Hélène sourit
patiemment.
- Vous savez bien
que non. Tout ce que je viens de vous dire, c’est ce que produit mon
raisonnement d’être pensant. Le soir, dans mon lit, c’est la bête qui se tourne
et se retourne, qui reste les yeux ouverts dans le noir, à essayer d’imaginer
l’inimaginable. J’ai tenté de m’en approcher, mais l’autre rive toujours me
reste cachée... Malgré tout, je crois que cette maladie m’a permis de franchir
une seconde étape...
Hélène baissa la
tête et prononça d’une voix basse, presque un murmure.
- Je crois que ce
cancer, qui m’a fait rejoindre le troupeau de mes semblables, souffrants dans
leur âme et dans leur corps, m’a rendue plus... Humaine...
Quelques maigres
applaudissements se firent entendre. La voix acide du vieil homme les couvrit
sans difficulté.
- Et bien... Que
voilà une confession émouvante ! Quelque peu narcissique, égotiste même, voire
impudique !
- Pardonnez-moi si
je vous ai choqué. Ce n’est pas mon habitude de m’analyser ainsi.
Hélène sourit.
- En fait, je crois
que cela ne m’était pas arrivé depuis mon adolescence.
- En quelque sorte,
vous nous faites, en plus d’un cancer, une espèce de seconde crise
d’adolescence...
Mais Hélène était
bien décidée à ne pas se laisser démonter par l’ironie et le cynisme de l’homme
aux yeux myosotis.
- On peut dire ça
comme ça... Il m’a semblé qu’il était temps pour moi de m’arrêter un peu et de
faire un point. « Il n’y a pas de vent favorable pour le navire qui ne
connaît pas sa route... ».
Hélène releva la
tête et lança comme un défi.
- C’est de Sénèque
me semble-t-il...
- Sénèque... Connais
pas...
Le gendarme lui
avait répondu d’une voix sèche. Hélène le regarda, anxieuse.
- Qu’est-ce que je
risque ?
Un sourire mauvais
fendit le visage du Cerbère. Le soleil, se réfléchissant sur ses lunettes
miroirs, forçait Hélène à cligner des yeux.
- Je crois bien, ma
petite dame, que vous venez de perdre quelques points sur votre permis de vie.
- Oh non... Mais
pourquoi ?
- Pourquoi ? Mais
dites-moi, vous savez à quelle vitesse vous étiez, là ?
- Pas exactement...
J’allais peut-être un peu vite...
- Un train d’enfer,
oui... Et pour aller où ? Pour attraper quoi ?
- Je ne sais pas
vraiment... Vous savez ce que c’est. On devrait être assez fort pour faire son
chemin tout seul, mais voilà... On aime épater... On apprécie un peu trop les
compliments... Et comme effectivement on reçoit des compliments, et qu’au fond
de soi-même, on se sait tellement peu digne de cette admiration, on se sent
tenu d’en faire encore plus. C’est une espèce de cercle vicieux.
Hélène reprit le
permis que lui tendait le gendarme. Quelques-uns de ses «points de vie» étaient
barrés à l’encre rouge.
- Je peux espérer
les récupérer un jour ?
- Passez vos examens
médicaux régulièrement, on en reparlera.
Hélène leva vers le
Cerbère des yeux qu’elle voulait implorants. Un éclair de lumière la fit
grimacer.
- On dirait que mes
lunettes vous gênent... Vous voulez que je les retire ?
- Ce n’est pas la
peine... Je vous ai reconnu.
- Pardon ?
Hélène se reprit.
- Enfin... Je veux
dire... Je veux bien... Je suis sûre que vous avez de très beaux yeux... Bleu
myosotis, n’est-ce-pas ?
Le gendarme sourit,
charmé, et retira ses lunettes.
- C’est exact !
Comment avez-vous deviné ?
Hélène soupira.
- Oh ! Je commence à
avoir l’habitude...
- Bon... Pour en
revenir à ces points de vie que j’ai été dans l’obligation de vous retirer...
Et croyez-moi, ma petite dame, ce n’est pas de gaieté de cœur... Enfin bref, je
vous conseille de ralentir. Changez de rythme... Faites-en un peu moins, prenez
le temps de respirer...
- C’est bien mon
intention...
- Ce qui vous
arrive, ce n’est pas une catastrophe. Prenez-le comme un avertissement.
- Oui, c’est ça...
Un avertissement. Je sentais bien depuis quelques temps que tout n’allait pas
pour le mieux. Je n’en veux pour preuve que ces rêves récurrents qui hantent
mes nuits depuis quelques années. Voulez-vous que je vous les raconte ?
Le gendarme fixa
Hélène de son regard imperturbable.
- Allez-y... Mais
n’espérez surtout pas m’attendrir !
- Voilà... Ces rêves
sont de deux sortes. On pourrait classer le premier dans le genre «road movie».
Dans ce rêve, je suis seule. Je marche au bord de la route, je porte tout ce
que je possède dans un sac à dos. Je traverse des villages, ou bien je suis un
canal, des rails de chemins de fer... Ou encore, je suis à bord d’un bateau
dont la sirène mugit, ou dans le hall d’un aéroport : je regarde le tableau des
départs et j’hésite entre Katmandou et Mexico. Je suis libre, libre comme
l’air...
Hélène jeta un oeil
sur le gendarme. Celui-ci semblait attentif. Elle continua.
- Dans la seconde
catégorie de mes rêves, je vis à l’intérieur d’un monastère une retraite
paisible, une existence monotone et moyenâgeuse rythmée par les offices. Je ne
possède que ma robe de bure, mon écuelle et une cuillère en bois. C’est une vie
où tout est réglé, où chaque évènement est prévisible. La passion y est chose
inconnue. La musique que l’on écoute ici a la plénitude d’un motet de Campra ou
la lancinante monotonie d’une sonate de Couperin. Parfois, je me livre au
minutieux travail de l’enluminure. Je suis assise à un pupitre, éclairée par
une bougie, et mon pinceau, délicatement, donne forme et couleur aux lettres
d’un grand livre d’heures...
Le gendarme
toussota.
- Et bien, et
bien... Effectivement, je crois qu’il était temps de vous arrêter un peu...
Mais dites-moi donc, dans vos rêves, vous êtes toujours seule. Vous n’aimez
donc pas votre mari, vos enfants ?
- Bien sûr que si...
D’un amour si grand qu’il me prend toute ma force, qu’il m’épuise... «Mes plus
grands amours... Mes plus lourdes chaînes... ».
- Laissez-moi donc
vous conseiller une chose, ma petite dame... Préparez-vous un peu à cette
éventualité : vous pouvez mourir très prochainement.
- Ne vous inquiétez
pas, j’ai déjà tout prévu !
L’homme ne pût
retenir un nouvel élan de curiosité.
- Ah bon ? Et de
quelle façon voyez-vous votre fin ?
Hélène soupira.
- Oh... Je n’ai rien
prévu dans le détail ! Mais il me semble que rien n’est plus horrible que
d’attendre la mort dans un lit, entourée des siens. Je souhaiterai, tel
Montaigne, «mourir à cheval et loin de mes terres». Je pense souvent au
suicide. A chaque fois que mon imagination m’emporte vers trop d’horreur et
d’abomination, je songe avec soulagement à cette porte de sortie que ne
m’interdit aucune idéologie morale ou religieuse. Quoi de plus naturel, me
semble-t-il, que de pouvoir disposer à sa guise de son existence jusqu’en ses
derniers instants ? Le suicide, donc... Suicide qui me semble plus aisé sur une
terre lointaine qu’en ma propre demeure. C’est pourquoi j’envisage de quitter
ce monde en deux temps : l’adieu à ceux que j’aime, au cadre qui fait mon
quotidien, l’exil en quelque sorte... Puis un temps d’errance... Et j’aime à
imaginer cette étape ultime de mon existence comme un dernier épisode
d’enrichissement personnel plutôt que comme une fuite éperdue : mais la peur,
la douleur me laisseront-elles la sérénité nécessaire ? Enfin, j’imagine très
bien ce petit flacon remplit du mélange magique que j’avalerai sur une plage de
Thaïlande ou au milieu des sables du Sahara.
Le gendarme renifla.
- C’est courageux...
- Courageux ?
Certainement pas ! Puisque c’est ce qui me semble le plus facile pour moi. Je
n’arrive pas à concevoir qu’au moment de quitter la vie, la vision de visages
aimés puisse apporter quelque réconfort que ce soit. Il me semble au contraire
que ces visages éplorés ne peuvent qu’exacerber amertume et regrets. Quelle
aide espérer dans ces derniers instants ? Dans «Le roi se meurt», Ionesco écrit
: on est toujours le premier à mourir... Moi qui ai trop souvent voulu paraître
autre que ce que je suis, je prétends au moment de mourir, échapper au souci de
l’image que je peux donner de moi-même. Je ne sais plus quel philosophe plaçait
au premier rang des règles du «bien mourir» : éviter par-dessus tout le
stoïcisme... Quoi de plus éprouvant que les dernières déclamations d’un Cyrano,
quoi de plus indécent que la confession publique d’un Panisse. Le souci de
«paraître», au moment de mourir, me parait une ultime dépossession de soi. Il
convient de ne pas se voir mourir par les yeux des autres, il faut mourir seul.
Le gendarme rajusta
son képi. Il semblait songeur.
- Vous avez sans
doute raison... La mort n’est que l’expérience solitaire de notre unicité...
Hélène leva vers lui
un regard amusé.
- Mais dites-moi...
N’est-ce pas une conversation bien étrange que nous avons là. Jamais je
n’aurais cru pouvoir ainsi me confier à un représentant de la loi !
L’homme rougit.
- C’est que... Oh !
Je peux bien vous le dire... En fait, je ne voulais pas être gendarme, je
voulais être docteur.
- Cancérologue ?
Demanda Hélène sèchement.
- Non, non...
L’homme remit ses
lunettes pour mieux cacher son trouble.
- Je voulais être
psychiatre...
Hélène rit avec
beaucoup de gentillesse.
- Qui sait... La vie
est pleine d’imprévus...
Le gendarme lui
rendit son sourire.
- Allez... Assez
bavardé maintenant. Je vous laisse partir. Mais n’oubliez pas, ralentissez !
- Ne craignez rien. J’ai vécu jusqu’à présent comme si je
devais mourir demain. Maintenant, je vais tenter de suivre l’exemple de
Montaigne : « je veux que la mort me trouve plantant mes choux, mais
nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait... »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire