samedi 14 novembre 2015
jeudi 12 novembre 2015
"le loueur d'enfants"
publié je ne sais plus quand et je ne sais plus ou
LE LOUEUR
D’ENFANTS
- J’ai souvent du mal à m’endormir le soir...
Le psychodoc regarda Julia d’un oeil éteint. Tout en
continuant de jouer avec sa gomme à ultra sons, il répondit :
- Ce ne doit pas être bien grave... Sûrement une
petite erreur de programmation...
- Je pleure parfois aussi, sans aucune raison...
Le psychodoc se contenta de hocher la tête,
impassible. Julia était la trente-troisième femme depuis le matin se plaignant
de pleurer sans raison. Au vingt-neuvième siècle, la nourriture était synthétique,
les arbres poussaient sous une bulle et les femmes avaient souvent envi de
pleurer. C’était un fait établi. Pas de quoi fouetter un chat !
Le docteur bailla et laissa tomber sa gomme:
fréquence mini, il prescrirait de l’UT 29, fréquence maxi, du VWX.
Mais Julia était tenace :
- Je ressens comme des démangeaisons , sur les bras,
et puis sur les mains.
Le docteur, prenant un accent particulier, demanda.
- Attention, est-ce que çà vous gratouille, ou
est-ce que çà vous chatouille?
Julia, qui ne connaissait pas ses classiques aussi
bien que le docteur, réfléchit, perplexe :
- Je ne saurai dire... Et puis... Je ressens comme
un manque, comme un grand vide... Là...
Le praticien leva les yeux, soudain interressé. Les
deux mains pressées contre son ventre, Julia indiquait l’origine de cette
sensation étrange. Oui, décidemment, il fallait peut être mieux chercher un peu
plus loin. Le psychodoc pianota quelques lignes sur son clavier, demanda à
Julia de se détendre et commença à lui envoyer une succession d’images
mentales. L’air soupçonneux, il visionnait sur son écran les images projetées ainsi que la
psychotrame de Julia. Une demeure spacieuse, une plage ensoleillée, un Apollon
bronzé... La psychotrame de Julia restait plate, sans le moindre frémissement coupable. Puis soudain, la courbe
s’anima, ondula légèrement avant de tracer un pic d’une intensité tout à fait
remarquable. Le docteur tressaillit. Il regarda la courbe, puis Julia, prostrée
sur son fauteuil, des larmes coulant doucement sur ses joues, sans même qu’elle
tente de les essuyer. Diagnostic vraiment trop facile ! Le docteur essuya ses
lunettes d’un air satisfait, puis il enregistra dans le dossier de Julia
l’image du bébé joufflu responsable du
si beau pic.
- Et bien... Ma petite dame... Tout cela est
maintenant très clair. Vous souffrez d’une crise aigue d’instinct maternel !
Julia écarquilla les yeux :
- Oh non, docteur... Ce n’est pas possible !
- C’est tout à fait possible au contraire. C’est
très rare, mais tout à fait possible.
- Mais... Qu’est- ce que je vais devenir ?
- Allons, allons... Vous n’êtes pas la première à
qui cela arrive. Et çà ce soigne très bien de nos jours.
Julia se mit à sangloter, la tête entre les mains.
Sans plus s’occuper d’elle, le docteur commença à rédiger son ordonnance.
- Nous allons complètement revoir votre traitement
hormonal. Visiblement, il vous faut quelque chose de beaucoup plus fort. Voyons
voir... Vous pesez combien ?
Julia renifla :
- Cinquante-six kilos.
- Vous dormez beaucoup ?
- Je suis programmée pour trois repas de cinq cent
trente-deux calories et cinq heures trente de sommeil par vingt quatre heures.
- Hum... Hum... Dites-moi... Vous arrive-t-il
d’avoir envi de ... Enfin... Avec votre mari...
Julia regarda le docteur sans comprendre, puis
soudain, baissa les yeux en rougissant :
- Oh ! Docteur... Qu’allez-vous imaginer ! Jamais
!Dans ce domaine, mon mari et moi-même suivons scrupuleusement les conseils de
la Directive Universelle de la Copulation !
- Bien... Bien... Nous allons quand même chercher si
cela ne proviendrait pas d’une erreur au niveau de votre fécondation
artificielle. On a vu des lots entiers contaminés par certains virus et
produisant des femmes non parfaitement inhibées. Donnez-moi votre numéro de FIV
?
- Lot MX 24072, éprouvette 0165847.
Le docteur regarda Julia par dessus ses lunettes et
remarqua, songeur :
- Une bonne année pourtant... Enfin, nous verrons
bien.
Anna entoura de son bras les épaules de son amie :
- Tu sais, Julia... Le docteur K est un très bon
psychodoc. Il finira bien par trouver !
- Oh, je n’ai plus beaucoup d’espoir. On a tout
essayé : drogues, hypnose, lobotomie, psychochoc... C’est terrible, j’y pense
tout le temps !
Julia soupira puis continua, hésitante :
- Je me demande parfois si... Si je ne devrais pas envisager
un séjour en... Un séjour en...
Anna sorti de sa poche une petite boite rose et
avala distraitement une petite pilule de la même couleur.
- Ou çà ma chérie ?
Julia se lança :
- Un séjour en CRN.
Anna sursauta et s’éloigna brusquement de son amie.
- Mais tu es folle ! Tu as donc oublié tout ce qu’on
t’a appris !
Anna leva un doigt et se mis a réciter, comme on
récite une leçon :
- « Jamais
d’enfants n’engendrera, ou mille maux tu connaîtras ».
Anna se rapprocha à nouveau de Julia et lui parla du
ton que l’on prend pour raisonner un malade.
- Ma chérie, si jamais tu avais un enfant au Centre
de Reproduction Naturelle et que cela se sache autour de toi, mais... Tu serais
rejeté, moqué, méprisé... Tu vivrais en paria...
- Quand même... La femme du Grand Maître du septième
secteur en a bien eu un, elle.
Anna avala une seconde pilule rose.
- çà ma vieille, çà n’a jamais été prouvé. Et puis,
tu sais bien que les gens riches ou célèbre peuvent se permettre beaucoup plus
de choses que le commun des mortels : et celle là, elle a un mari riche ET
célèbre.
- Quand même... Je me demande si tout ce qu’on dit
est vrai. Il y a seulement quelques siècles...
Anna lui coupa la parole, lui tendant la petite
boite rose..
- Crois-moi Julia. Laisse tomber. Tiens... Prend plutôt
une pilule, çà te fera du bien. « Une
seule pilule d’Hilarante, et pour trois heures je suis contente ».
Julia soupira encore, les yeux dans le vague. Puis
elle regarda son amie, répondit gentiment à son sourire et pris une petite
pilule rose.
- Entrez, entrez monsieur... N’ayez pas peur !
Julien rectifia immédiatement son allure, se
redressa et pénétra dans le magasin d’un air décidé.
- Mais je n’ai pas peur.
Julia le suivait comme son ombre. Elle avait mis son
collier incrusté d’hologrammes, et la petite chaîne magnétique qui reliait
celui-ci au poignet de son mari était du plus grand chic. Le loueur était gras,
chauve, avec l’air faussement servile de ceux qui s’enrichissent en exploitant
les vices ou les faiblesses d’autrui. Il se frottait les mains.
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur ?
Julien se gratta la gorge d’un air gêné.
- Voilà... C’est pour ma femme...
Puis il se mit à rougir, conscient de l’absurdité de
son entrée en matière. Comme si un homme pouvait avoir besoin des services d’un
loueur d’enfants ! Irrité par sa gêne autant que par le sourire obséquieux du
commerçant, Julien imprima à la petite chaîne une brève secousse. Les
hologrammes du collier de Julia se mirent à changer de forme et de couleur de
manière tout à fait harmonieuse. Julia baissa modestement les yeux.
- Bien sûr, bien sûr... Je comprends... Un petit
problème d’instinct mat...
Julien, qui avait eu le temps de se reprendre, lui
coupa sèchement la parole.
- C’est cela. Pouvez- vous nous montrer ce que vous
avez de disponible actuellement ?
Le loueur se frotta les mains.
- Mais certainement monsieur. Nous venons justement
de recevoir quelques très beaux spécimens. Peut-être madame a-t-elle une
préférence concernant le sexe, l’age ou la couleur des yeux ?
Julia s’avança légèrement et ouvrit la bouche pour
répondre.
- Peu importe, intervint Julien. Un bébé, c’est un
bébé. Simplement, je voudrais qu’il ressemble aussi peu que possible à ma femme
ou à moi-même. Je ne voudrais pas que l’on puisse supposer que... Enfin... Vous
me comprenez...
- Parfaitement monsieur. Et c’est bien naturel. Je
peux vous proposer un enfant de race jaune, ou noire ? En plus, ils sont très
bon marché !
Le loueur d’enfant tapa quelques chiffres sur un
clavier et juste au dessus du comptoir apparu l’image en trois dimensions d’un
ravissant poupon, remuant allègrement bras et jambes et gazouillant avec
bonheur.
- Celui-ci est très beau, commença le loueur. De
race noire, sexe féminin, trois mois, santé parfaite. De plus, c’est une
première main, il n’a jamais servi.
Une autre image remplaça la première.
- Huit mois, sexe masculin, race noire également...
Julien poussa gentiment Julia devant lui.
- Et bien va-y chérie, choisi celui que tu préfères.
Puis il s’éloigna du comptoir. Les mains derrière le
dos, il fit quelques pas dans le magasin. De temps en temps, il jetait un coup
d’oeil à Julia, absorbée par le boniment du petit homme gras et chauve. Bah !
Après tout. Une semaine ou deux suffirait certainement à combler l’instinct
maternel de Julia. Ensuite, la vie reprendrait comme avant.
Julia regardait chaque bébé avec la même avidité.
Tous lui paraissaient pareillement beaux, pareillement désirables, et elle
n’arrivait pas à se décider. Craignant que Julien ne perde patience, le loueur
la pressa un peu.
- Et bien, madame, lequel préférez-vous ?
Julia n’en savait rien.
- Laissez-moi vous conseiller le premier, madame.
C’est certainement le meilleur rapport qualité prix.
Le petit homme projeta à nouveau l’image du premier
bébé, qui maintenant souriait aux anges en regardant ses petites mains. Julia
senti son coeur fondre et les larmes lui monter aux yeux.
- Oh oui, celui-là ! Il est si mignon ! Julien,
vient voir !
Julien s’approcha et jeta sur le poupon un regard
indifférent. Puis il regarda sa femme, amoureusement serrée contre lui. Elle
était bien jolie, Julia, avec son collier qui, sous le coup de l’émotion,
prenait successivement toutes les couleurs de l’arc en ciel. Julien sourit.
- Je suis content qu’il te plaise.
Le loueur d’enfants toussota discrètement afin
d’attirer l’attention de Julien sur le contrat posé devant lui.
- Les formalités, si vous voulez bien monsieur...
Julien parcouru rapidement les différents articles
du contrat de location. Tout semblait correct. La location se faisait à la
semaine, renouvelable X fois. Le bébé serait livré sous huitaine, dans la plus
grande discrétion. Le loueur était tenu au secret professionnel. De son côté,
Julien devait déposer une caution, régler le prix de sept jours de location et
s’engager à rendre un bébé en bon état.
En quittant le magasin, Julia resplendissait, et
Julien se sentait tout compte fait assez content de lui, des autres, et plein
de confiance en son rôle de futur père.
Le bébé repu s’endormait dans les bras de Julia. A
la commissure de ses lèvres, une goutte de lait perlait, toute blanche sur la
peau d’ébène. Julia se pencha, respira l’odeur de son enfant, et, du bout de la
langue, essuya la petite trace blanche.
Depuis dix jours que le bébé était avec elle, Julia
se sentait comblée, pleine de joie, plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais
été. Elle s’était aperçu avec surprise qu’elle pouvait s’endormir le soir sans
programmation et se passer de ses fameuses petites pilules roses. Berçant
tendrement la petite fille, Julia réinventait des gestes qu’elle n’avait
pourtant jamais vu faire. Elle inventait pour son enfant ces petits mots qui ne
veulent rien dire, mais aux consonances si douces, si apaisantes : des mots
qu’aucune mère n’avait jamais prononcé pour elle.
Plus tard, elle lui raconterait des histoires, puis
elle lui apprendrait à parler, puis...
Julia s’arrêta là. Elle venait de se rappeler que
leur avenir commun, à elle et à son bébé, ne se comptait pas en années mais en
semaines... Julia frémit. Avec passion, elle enfouit son visage dans le cou de
son bébé, lui murmurant tout bas le nom que dans son coeur elle lui avait donné
: Juliette...
Julia chantonnait, un sourire aux lèvres. Soudain,
la bague qu’elle portait à l’annulaire gauche se mit à clignoter doucement :
Julien avait besoin d’elle. Julia reposa doucement son bébé endormi, effleura
des lèvres la petite joue rebondie, puis rejoignit Julien dans le salon. Elle
alla chercher les deux plateaux repas individuels et les plaça sur la petite
table basse. Sur chacun d’eux se trouvait une trentaine de petites gélules
diversement colorées. Julia les disposa selon le même motif géométrique que la
veille. Elle s’était jusqu’à présent toujours distinguée dans l’art de
présenter les géllules d’un plateau repas. Jusqu’à une époque récente, elle
avait suivi de façon assidue les cours de
.Jusqu’à l’arrivée de Juliette pensa Julia en souriant. Elle se leva
pour aller brancher la psychoprojection
sensorielle du salon. Sur les quatre murs de la pièce apparut un paysage
marin : des lagunes, des plages de sable doré, un vent chaud et léger fit
doucement se balancer les branches des palmiers et vint caresser la chevelure
de Julia. Un discret parfum iodé parvint à ses narines. Julia avait du mal à
croire ce qu’affirmait la notice de l’appareil : selon celle-ci, ces paysages
avaient existé sur terre quelques siècles auparavant. Elle jeta un coup d’oeil
à Julien, qui, la mine sombre, avait commencé à avaler quelques gélules. Il ne
semblait pas avoir remarqué le manque d’originalité de la présentation de son
repas. Rassurée, Julia avala une gélule et laissa vagabonder son esprit. Sur la
plage, une petite fille courait vers elle, toute noire sur le sable blond.
Soudain, le parlophone se mit à vibrer et tous deux
se figèrent :
« Couple Julien- Julia... Blâme niveau trois...
Origine : SPAV... Motif : mauvais traitements ayant entraîné la mort sans
intention de la donner... »
Les derniers mots avaient à peine fini de résonner
dans le salon que Julia se sentit pâlir. Mon dieu, le panda ! Depuis combien de
temps avait-elle oublié de s’occuper du panda ? Julien allumait déjà le grand
ordinateur. Julia cherchait quelle excuse elle pourrait invoquer. Dans le
salon, apparut l’image 3D d’un pauvre panda, mort à côté d’un bouquet
d’eucalyptus entièrement rongé et d’une mare d’eau desséchée.
- Nom d’un cyclotron, rugit Julien. Qu’est-ce que
c’est que ça ? Depuis combien de temps as-tu négligé de nourrir cette pauvre
bête ?
Julia ne savait que répondre.
- Sais-tu au moins le mal que j’ai eu à trouver cet
animal ? Un blâme niveau trois de la Société Protectrice des Animaux
Virtuels... Nous voilà bien !
Sur les murs de la pièce, la mer roulait maintenant
des vagues blanches d’écume. Un coup de vent violent vint décoiffer Julien. Il
passa une main énervée dans ses cheveux. Julia se dépêcha d’aller changer le
programme de la psychoprojection
sensorielle. C’était l’inconvénient de ces appareils. Dès que quelqu’un
dans la pièce était en proie à une émotion un peu violente ou à une tension un
peu trop forte, tout ce déréglait. Mais peut être était-ce voulu par le
constructeur ? Une forêt printanière remplaçait maintenant le paysage marin.
L’air embaumait le muguet. On entendait le gazouillis de petits oiseaux.
Julien tempêtait toujours.
- On ne peut pas rester sans animal virtuel ! C’est
presque aussi mal vu que... Que ça !
Julien désignait du bras la porte de la chambre de
Juliette. Humblement, Julia murmura.
- Le prochain, je m’en occuperai très bien... Tu
verras...
- Vraiment ? Et ou trouveras-tu le temps et le
courage de changer l’eau d’un poisson-chat ou de sortir un petit fennec quand
tu n’as même plus le temps ni le courage de préparer correctement un plateau
repas !
Aie ! Il avait remarqué !
Julia suggéra.
-Peut être devrions-nous acheter un chameau ? Il
parait qu’ils boivent peu ! Ou un boa ? On peut les nourrir seulement une fois
par mois !
Pour toute réponse, Julien lui jeta un regard
mauvais. Julia tenta un pauvre sourire d’excuse et se leva pour remporter les
plateaux repas. Comme elle quittait le salon, elle entendit Julien grommeler.
- Plus rien ne va... Depuis un mois, plus rien ne
va...
Julia frémit en songeant qu’il y avait déjà un mois
que Juliette était sa fille. Derrière elle, une branche cassa et un corbeau
poussa un cri lugubre...
Julia avait hâte de rentrer et de retrouver
Juliette. En pénétrant dans le salon et en voyant le sourire crispé de Julien,
elle ressentit comme une vague appréhension. Puis son regard tomba sur la
grande boite entourée d’un ruban sonore. Julien accentua son sourire :
- C’est pour toi, ma chérie. Ouvre-le !
Julia s’approcha de la grande boite comme on
s’approche d’un précipice. Quand elle commença à dénouer le ruban, une
ravissante petite berceuse se fit entendre. Julia souleva le couvercle. A
l’intérieur se trouvait un magnifique poupon en celluloplastex, qui avait
certainement du coûter une fortune. Les tempes de Julia bourdonnaient, et elle
entendait son coeur battre dans sa poitrine. Doucement, elle reposa le
couvercle. D’une démarche mécanique, elle se dirigea vers la chambre de
Juliette. Comme dans un rêve, elle ouvrit la porte, puis elle vint s’asseoir à
côté du petit lit vide. Au milieu du vacarme assourdissant que faisaient les
battements de son coeur, elle croyait par moment entendre quelques mots
prononcés par son mari : « c’est la même chose... » « moins
fatigant... » « mais prend le au moins... ». Julia prit dans ses
bras la poupée que Julien lui tendait et commença à caresser la petite tête
ronde.
- Tu vois bien ! Bientôt tu l’aimeras autant que
l’autre.
Après un dernier regard à sa femme, Julien sortit de
la chambre, à moitié rassuré. Julia chantonnait, en se balançant doucement
d’avant en arrière, les yeux dans le vague. Elle caressait toujours la petite
tête : les cheveux étaient lisses. Juliette avait les cheveux crépus. Julia
regarda le poupon. Il était vraiment très bien fait. Quand on le touchait, il
souriait et il agitait les bras et les jambes. Son regard s’orientait
automatiquement vers la moindre source de bruit. Julia enfouit son visage dans
le cou de la poupée, cherchant l’odeur chaude et animale, et ne trouvant que
celle, froide et artificielle, du celluloplastex : ils n’avaient pas pensé à
tout.
Une petite goutte perlait au coin de la petite
bouche rose. Julia l’arrêta du bout de la langue. Le goût en était salé. Julia
mit quelques instants à comprendre qu’il s’agissait d’une de ses larmes. Elle
posa la poupée dans le petit lit de Juliette,
s’essuya le visage et quitta la chambre. Dans le salon, Julien la
questionna d’une voix exagérément enthousiaste :
- Eh bien, est-ce qu’il dort ?
Julia sourit à son mari et répondit doucement :
- Oui... Il dort.
Julia ressentait au creux de son ventre comme un
manque,un grand vide... C’était comme si l’on avait arraché quelque chose à son
propre corps.
Elle s’assit à côté de Julien, prit la petite boite
rose sur la table basse et avala deux pilules de la même couleur...
Le stagiaire
publié en 2007 dans "nouvelles de Bretagne"
Le stagiaire
Très habile l’éducateur, avec son
air mi curé, mi baba cool.
Il a commencé, sur un ton
légèrement misérabiliste :
- Ce type de stage est bien
souvent un premier pas nécessaire vers la réinsertion, un véritable tremplin
pour entrer dans la vie active…
Deux minutes plus tard, on
nageait en plein Zola.
- Il a manqué de tout depuis son
plus jeune âge : soins, éducation, amour…
Comme je n’accrochais pas, il a
tenté la flatterie.
- C’est un petit gars gentil
qu’on vous propose. Il s’appelle Didier. Vous pensez bien qu’on ne va pas
refiler un dur à cuire à une frêle et jolie jeune femme comme vous !
Comme je restais de marbre,
sentant la femme dure en affaire, il a tenté un petit appel à mon sens du
commerce.
- ça va vous faire une aide
gratuite. C’est pas négligeable quand on débute.
Puis il a lancé, avec un regard
lourd de reproche sur mon petit ensemble de chez Jessica.
- Ces jeunes qui n’ont pas eu les
mêmes chances que nous au départ, etc…
Et là, je me suis fait avoir sur
toute la ligne et j’ai dit oui. Je me suis pourtant battue pendant des années
pour l’avoir cette librairie, mais je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un
léger sentiment de honte parce que je gagne un peu d’argent.
Et voila comment l’on se retrouve
pour un mois avec un jeune de seize ans sur les bras, tout frais sorti de son
centre d’éducation.
Le lundi matin, il était
là : pantalon kaki déchiré sous les genoux, des baskets verts fluo avec
les lacets qui traînent par terre, et un T shirt imprimé « Pisse and
Love ». Exactement ce qu’il faut pour mettre en valeur la déco rose et
gris et le caractère culturel du magasin…
Troisième jour :
Effectivement, il n’est pas
méchant. Il n’est pas du tout encombrant non plus. En fait, il s’assied le
matin dans un des fauteuils (réservé à la clientèle), il branche son walkman,
et il commence à battre du pied ou à bouger la tête en mesure. Il me fait un
peu penser aux chiens que l’on voit parfois sur la plage arrière des voitures…
Mais en moins décoratif… Les clients le regardent un peu bizarrement puis,
pensant certainement qu’il fait parti du mobilier ou de la famille, ils ne
s’occupent plus de lui. Quand à lui, il
ne s’occupe absolument pas des clients. Si ce stage doit lui servir de
tremplin, il va d’abord falloir qu’il se lève, et ensuite, qu’il prenne un
sacré élan ! Je pense que je vais reprendre tout à la base et lui
expliquer gentiment que nous sommes là pour vendre des livres.
Bref… Au bout de trois jours, je
n’avais pas encore trouvé une quelconque utilité à mon réinséré. Debout sur un
tabouret, j’essayais d’atteindre les rayons du haut quand je m’avisais qu’il
avait certainement au moins une qualité : il était beaucoup plus grand que
moi.
Je me retournais et commençais à
faire de grands gestes pour attirer son attention. Quelques secondes
s’écoulèrent avant que ses yeux vagues ne parviennent à se fixer sur moi.
Détachant le casque de ses oreilles, il se redressa un peu sur son fauteuil,
signe manifeste de bonne volonté.
- Ouaih ?
- Dis, tu pourrais pas m’aider à
ranger tout ça là-haut ?
- Ben… Si tu veux… Pas de
problème…
Et oui, on se tutoie, depuis le
début. Mais c’est lui qui a commencé…
Comme il s’approchait, je ne
pouvais m’empêcher de fixer ses pieds. C’est plus fort que moi. Je me crispe et
je serre les dents. J’ai toujours peur qu’il marche sur ses lacets et s’étale
entre les rayons. Heureusement qu’il ne bouge généralement pas beaucoup dans une journée !
Je lui passais les livres qu’il
rangeait dans un ordre plus ou moins alphabétique. Je caressais au passage un
Shakespeare, lisais quelques lignes du résumé d’un Dietrich. Lui rangeait les
bouquins comme il aurait empilé des pommes dans un cageot…
Quatrième jour :
Aujourd’hui, je mets les choses
au point. Didier vient de poser son walkman pour pouvoir retirer un pull. Sur le
T shirt, «Beer is the answer… But I can’t remember the question » .
Tout un programme ! Je profite de l’occasion et attaque pendant qu’il est
« joignable ».
- Ecoute Didier… Il y a deux
choses qui me feraient vraiment plaisir.
- Ouaih ?
- La première, c’est que tu
retires ce casque. Quand un client te parle et que tu restes à le regarder sans
répondre, en agitant les mains et les pieds… (J’arrête d’un geste son élan de
protestation)… En rythme, je te l’accorde… Mais bon, ce n’est pas très
commercial. Tu comprends ?
Je vois bien que ça l’embête,
mais il fait oui de la tête.
- T’écoutes quoi au fait comme
musique ?
Air surpris.
- Ben… du rap…
Je hoche la tête. Je m’en doutais
en fait que ce n’était pas de la musique baroque. Je continue.
- Et deuxièmement, tu attaches
tes lacets…
- Quoi ?
- Oui, ça me stresse. J’ai
toujours peur que tu marches dessus…
Alors là, il se marre.
- Mais… T’es pas ma mère !
Alors là, je me vexe.
- Non, je n’ai pas l’âge de toute
façon. Mais tu le fais s’il te plait.
Pas de réponse. Puis, regard en
coin.
- OK… Mais moi aussi j’ai deux
trucs à te demander.
Surprise.
- J’veux bien faire plus
commercial, mais alors toi, tu souris un peu moins.
- Comment ça ?
- Ben ouaih… Les jeunes, les
vieux, les gros les petits, tu leurs fais toujours le même sourire aux clients.
J’tassures, ça fait vraiment lèche, ça fait même pute.
Alors là.
- Et puis aussi, tu te parfumes
moins. Ça schlingue…
Bien… A partir d’aujourd’hui, je
vote à droite, je soutiens les revendications des gardiens de prison, je sympathise
avec ceux qui veulent rétablir la peine de mort… Et j’écris à Dior pour les
avertir que leur « soir d’été », ça « schlingue »…
Cinquième jour.
Sans musique dans les oreilles,
Didier s’ennuie.
- Tu sais, tu peux prendre un
livre quand il n’y a personne.
Je l’ai sorti d’une douce
torpeur. Il émerge difficilement.
- Un quoi ?
Moi, un peu ironique.
- Un livre, un bouquin…. Tu vois,
il y en a partout autour de toi !
Soupir résigné. Didier se lève et
commence à errer entre les rayons, les mains dans les poches, se penchant
parfois nonchalamment pour déchiffrer un titre à la verticale. Les lacets ne
sont pas attachés mais rentrés à l’intérieur de la chaussure. Je souris.
Peu après, il retombe au fond de
son fauteuil avec en main un exemplaire de « victimes du désir ». Je
souris à nouveau. J’ai bien peur que le titre ne l’ait abusé et qu’il soit déçu
par ce petit traité d’économie sociale.
Au bout de quelques minutes,
Didier repose « victimes du désir » sans commentaire, et s’enfonce un
peu plus dans son fauteuil. Moi, je lis Baudelaire.
Un homme entre.
Dans un brusque regain d’intérêt,
Didier reprend son livre.
Je me lève avec empressement et
souris (pas trop, ça fait pute…) au client potentiel. Pas de chance, c’est un
vieil em……. , euh…, érudit qui tient absolument à me faire partager sa passion
pour la littérature du XVIII siècle et m’entretient pendant une demi-heure des
intéressants tableaux de mœurs écrits à cette époque et du parallèle évident
que l’on peut faire entre les héroïnes de Marivaux et celles de Sade. Puis il
feuillette un moment « les infortunes de la vertu » en louchant sur
mes jambes avant de partir sans rien acheter. Mais quand je rejoins ma place,
j’ai la surprise de trouver Didier plongé dans « Les fleurs du mal ».
- Whaou ! C’est super ces
textes. Ecoutes ça… « A la pâle clarté des lampes languissantes, Sur de
profonds coussins tout imprégnés d’odeur, Hyppolite rêvait aux caresses
puissantes, Qui levaient le rideau de sa jeune candeur » Attends, je note…
Il prend un papier et un crayon.
- Je change juste le prénom.
Hyppolite, c’est vraiment trop tarte !
« La destruction » le
fait exulter.
Avec « Le guignon », il
se lève et marche (un vrai miracle !).
« La musique » le fait
sourire mélancoliquement. Sans doute songe t-il à son walkman relégué au fond
du tiroir.
« La vie antérieure »
le fait sauter à nouveau sur son crayon.
Je suis abasourdie. Autant il
était renfermé et atone dans son ennui, autant il se montre ouvert et presque
exubérant dans sa nouvelle passion.
- Arrête de copier tout ça. Si tu
le trouves bien, je te l’offre ce bouquin.
Il s’arrête, interloqué.
- Tu me le donnes ? Pour
rien ?
- Ben ouaih (voilà que je parle
comme lui maintenant). Tu sais, une collection de poche… C’est pas la
ruine !
Qu’importe, il est tout
chamboulé. Par Baudelaire ou par moi ?
Le lendemain matin, Didier arrive
presque à l’heure à la librairie, avec un petit paquet mal emballé entre les
mains. Il me fourre celui-ci entre les bras, presque brusquement.
- Tiens… ça schlingue aussi, mais
moins que ton truc…
« Patchouli », fabriqué
par « marque repère des magasins Méga W ». Super !!!
Deuxième semaine
Didier a découvert Verlaine. Il a
apprécié quelques poèmes de Verhaeren, Desnos et Prévert, mais son préféré reste quand même
Baudelaire.
On discute beaucoup. D’abord un
peu réticent, il n’hésite plus maintenant à me dire ce qu’il pense d’un texte,
à me poser des questions sur un mot, à me demander quel est ce personnage dont
le poète parle. Je commence à connaître ses goûts et je sais que ses jugements
sont sans appel. C’est « nul » ou c’est « trop cool », il
n’y a rien entre les deux. Rimbaud lui a permis de découvrir la mythologie
grecque. Comme il lisait « soleil et chair » et me questionnait sur
Pan et Syrinx, je cueillais pour lui dans un rayon le très bon livre d’Edith
Hamilton, « la mythologie ». Depuis, il parcourt avec délice les histoires des dieux grecs et des
créatures fantastiques qui les entourent. Il aime particulièrement les textes
mettant en scène des personnages au nom
évocateur : Pégase, Dédale … Il essaye de me
coller :
- Eh… tu sais pourquoi on dit un
supplice de Tantale ?
Et je réponds que je ne me
rappelle plus très bien, rien que pour le plaisir de l’écouter me raconter
l’histoire du pauvre homme condamné à éternellement souffrir de la faim et de
la soif. Il aime ces personnages fantastiques, faunes et centaures. Il
aime ces dieux aux pouvoirs infinis et
pourtant comme nous amoureux, coléreux, jaloux…
Puis de la mythologie, il
retourne à la poésie. Il lit avec la même application, la même obstination
qu’il mettait à écouter sa musique. Alors j’essaye de le déranger le moins
possible. Quand un client se présente, je me précipite vers lui et l’entraîne
au fond du magasin. Je me demande si je n’en fais pas un peu trop !
Mais les gens s’étonnent de le
voir parfois rire tout seul, marmonner entre ses dents « … montra son
nombril rose ou vint neiger l’écume… » ou «… un faune effaré montre
ses deux yeux, et mord les fleurs rouges de ses dents blanches… ». Moi, ça
me plait…
Ce soir, il a déposé 11.80 euros
à côté de la caisse. Il a tenu à acheter le livre d’Edith Hamilton. Je n’ai pas
proposé de le lui offrir. Je voyais bien qu’il était fier de s’acheter ce
livre. Et puis aussi, j’ai peur de recevoir en échange un foulard rose fluo ou
un T shirt imprimé…
Fin du mois
C’est aujourd’hui le dernier jour
de stage. Je travaille sur un petit feuillet d’évaluation que Didier m’a donné
à remplir. Je peine sur les rubriques « comportement général »,
« intérêt pour la profession » et « motivation, investissement
personnel ».
C’est sûr que si je fais le
bilan, il a dû me ranger l’équivalent de deux cartons de livre sur les rayons
du haut, promener vaguement deux ou trois fois le balai à travers le magasin et
faire fuir quatre ou cinq clients. Et pourtant, j’ai une très grande impression de « positif ».
Une semaine plus tard
Didier vient de rentrer dans le
magasin, hilare, avec deux copains légèrement chahuteurs. Pas d’effusion, seulement un petit salut
distant, puis il me colle son walkman sur les oreilles.
- Tiens, écoutes ça…
Je rêve. C’est du rap, du rap
avec les paroles :
« quoique tes sourcils
méchants… Te donnent un air étrange… Qui n’est pas celui d’un ange… Sorcière
aux yeux alléchant… »
J’arrache l’appareil.
- C’est quoi ça ?
Didier un peu gêné…
- Ben… On a fait ça, avec les
copains. Forcément, c’est pas enregistré en studio, on a juste une salle pas
terrible… Mais bon, c’est un premier truc.
Je remets le casque sur mes
oreilles, méfiante. Des paroles de Baudelaire sur du rap ! J’écoute en
fronçant les sourcils, je baisse un peu le volume… Les garçons font le tour de
la librairie. Je ne les entends pas, mais Didier parle beaucoup, montre les
rayons, fait de grands gestes…. S’il raconte seulement les services qu’il m’a
rendus le mois dernier, ce devrait être vite fait.
Je tapote des doigts sur le
bureau. C’est pas si mal leur truc en fin de compte… J’aime surtout le rythme
sur : mé… mé… mé… méchant…
Les garçons ricanent. Ils se
fichent un peu de Didier je crois. Mais lui continue de raconter. C’est assez
drôle de le voir gesticuler là, entre Sartre et Elsa Triolet.
Tout en écoutant « sorcière
aux yeux alléchants », j’imagine déjà que, la prochaine fois, je prendrais
bien encore quelqu’un au Centre. Peut-être une fille pour changer…
Et puis aussi, je vais
m’agrandir. Non… J’ai plutôt envie de
créer un rayon « musique ». Ou alors, je vais peut-être simplement commencer par
installer une sono, pour l’ambiance. Ce sera amusant… Pour une cliente qui
cherche un roman sentimental, je mettrai un petit madrigal italien… Pour celui
qui feuillette un livre d’histoire sur Louis XIV, un air de Lully… Pour celui
qui s’arrête à la littérature russe, une œuvre de Tchaïkovski… Et puis un rap bien rythmé, volume au maximum, pour
le vieil érudit…
Et peut-être que ma nouvelle
stagiaire me dira, écoutant Cécilia Bartoli ou Andreas Scholl.
- Whaou ! C’est super cette
voix.
… Ce serait peut-être intéressant
de prendre le thème d’une cantate de Bach et de mettre dessus des paroles plus
actuelles ? A voir…
mercredi 16 septembre 2015
Comment l’humanité vint à Hélène en
même temps que le cancer
Le docteur qui lui
apprit la mauvaise nouvelle avait des yeux d’un bleu étonnant, un bleu
myosotis...
Devant le praticien, Hélène n’eut
pas réellement de mal à faire bonne figure. Bien trop soucieuse de l’image que
l’on pouvait avoir d’elle, elle n’aurait pas supporté de montrer sa détresse à
un presque inconnu. Et puis aussi... Elle n’y croyait pas encore vraiment. Se
sentant touchée, Hélène sortit immédiatement sa première arme, l’humour.
- C’est bien ma chance... Avoir un cancer
alors que c’est le sida qui est à la mode !
Sortie du cabinet
médical, mille scénarios tournaient déjà dans sa tête. Son second moyen de
défense s’était mis en route : construire des histoires, créer des images, se voir
de l’extérieur, comme l’héroïne d’un film ou d’un roman... Tour à tour, elle se
voyait victorieuse de la maladie, puis affrontant courageusement la mort sur un
lit d’hôpital. Elle voyait ses enfants pleurer, puis immédiatement après, elle
s’imaginait vieille, le soir, à la veillée, relatant à de nombreux petits
enfants sa grande peur de l’an 2000.
Sur le chemin du retour, la tête remplie des chiffres de
morbidité que l’on venait de lui assener, elle brûla un feu rouge. Un
formidable coup de klaxon la sortit de sa rêverie. Elle murmura en grimaçant :
- Je pense, cher
docteur, que, statistiquement parlant, j’ai actuellement plus de chances de
crever dans un accident de la route que de ces saloperies de petites
métastases...
En rentrant chez
elle, elle eut la bizarre impression de pénétrer dans la maison d’une
étrangère. Elle s’assit à la table de la cuisine, à sa place habituelle, et se
versa un verre d’eau. Devant elle se trouvait un bouquet d’œillets, un peu
fané. Elle avança la main et comme quelques pétales se détachaient, elle sentit
sa gorge se nouer à la pensée de l’inéluctable destinée de tout ce qui vit puis
redevient poussière. Elle se reprit aussitôt et se moqua intérieurement de cet
apitoiement ridicule sur quelques fleurs. Et pourtant, quand elle avait arrangé
ces fleurs dans le vase, elle était une autre femme... Alors, comme elle
sentait à nouveau sa gorge se serrer, elle s’adossa, ferma les yeux, et laissa
la bride longue à son imagination :
- Cours ma belle
cavale, consolation de tous les maux, baume de toutes les douleurs...
Et elle se vit là,
assise, un verre à la main, tel Damoclès déjeunant à la table du tyran de
Syracuse, plus de deux millénaires auparavant. Elle leva les yeux afin de mieux
imaginer l’épée suspendue au-dessus de sa tête, retenue par un seul crin de
cheval. Mais quel était donc le nom de ce roi de Syracuse ? Ah... Oui ! Denys
L’ancien...
Et Denys l’ancien
prit immédiatement dans son esprit les traits du docteur S.
- Comprends-tu
maintenant comme le bonheur est fragile ?
Hélène sursauta. La
voix forte et autoritaire de Denys l’ancien, traversant les âges, venait
de résonner dans la salle.
- Réalises-tu
combien frivole fut ta vie et vois-tu quelle inconscience fut la tienne ?
Hélène baissa la
tête :
- Oui... Je crois
que je comprends...
Denys l’ancien
continua, accusateur :
- Croyais-tu donc
échapper au sort commun ?
- Non... Bien sur
que non... Enfin, je ne sais pas...
Hélène leva les yeux
vers l’homme assis en face d’elle. Son maintien était noble, son visage en
partie recouvert par une épaisse barbe noire. Sa tunique laissait voir des bras
puissants.
Hélène baissa à
nouveau la tête d’un air coupable.
- Je reconnais...
J’ai eu tort... Mais je suis encore jeune... La souffrance, la maladie m’ont
épargnée, moi et ceux que j’aime. Alors, je me suis cru, peut-être... Un peu...
Tout au fond de moi... Immortelle...
Le tyran se renversa
en arrière dans un grand rire.
- Et voilà... Vous
cachez vos malades et vos mourants au fond des hôpitaux, vous cloîtrez vos
vieillards dans des hospices... Votre société se comporte tel le père de
Sidaarta, qui cacha à son fils l’existence de la vieillesse, de la maladie et
de la mort dans le dessein de le protéger !
Hélène sourit
tristement.
- C’est un peu vrai.
A ceci près que Sidaarta est sorti de son palais doré à vingt-neuf ans, parce
qu’il le désirait. Moi, j’en sorts à trente-huit ans, et parce que l’on me
pousse dehors.
Denys se redressa et
reprit d’une voix autoritaire.
- Regardez-moi... Je
suis riche, puissant... Je possède des armées, des coffres remplis d’or et j’ai
pour moi les plus belles femmes. Et malgré cela, ou à cause de cela, je sens
continuellement la mort à mes côtés. Elle est là, à cette table, assise à ma
droite... Le soir, elle se couche dans mon lit... Chaque tenture peut cacher un
homme avec un couteau, chaque gorgée que je bois peut être empoisonnée...
Denys reposa son
verre. Il essuya un front moite de sueur et reprit plus calmement.
- Chaque jour, il
faudrait remercier le destin, avec humilité. Chaque jour, il faudrait presque
demander pardon...
- Je ne suis pas ingrate, et je remercie la
vie, le hasard, le destin... Comment nommer ce qui nous gouverne quand on ne
veut pas lui donner le nom de dieu ? Ces Parques qui tissent la trame de notre
vie et qui peuvent, d’un seul coup de ciseaux, en couper le fil ; sans que l’on
puisse comprendre s’il s’agit de méchanceté, de négligence ou d’un simple
caprice. Je ne sais comment appeler cette chose. Parce que, plus que tout, elle
échappe à ma compréhension et me semble éloignée de ce qui fait notre humanité,
j’aime à l’appeler «l’autre». Aussi, je remercie «l’autre» de m ’avoir
permis de vivre presque quarante années.
- Et vous faites
bien... Je vous ferais remarquer qu’à mon époque, six cents ans avant
Jésus-Christ, nous vivions rarement jusqu’à cet age avancé.
- Et maintenant
encore, dans certains pays, l’espérance de vie n’est pas supérieure. Je suis
parfaitement consciente que mourir à quarante ans n’est pas aussi horrible,
aussi injuste que de mourir à huit ou à quinze ans.
- Et pourtant,
murmura d’une voix rêveuse le roi de Syracuse, pour chacun de nous et à tout
age, la perspective de sa propre mort semble plus horrible que celle de
n’importe quel enfant...
Hélène s’insurgea.
- Pas de n’importe
quel enfant ! Et je remercie «l’autre» de m’avoir frappée et d’avoir épargné
mes enfants.
Denys l’ancien
balaya l’air d’un geste agacé.
- Mais cessez donc
de parler comme si vous étiez condamnée à mort, ça m’énerve ! Je suis mort
depuis plus de deux mille six cents ans, moi, et je n’en fait pas tout un plat
!
Hélène murmura,
suffisamment bas pour ne pas être entendue.
- C’est sans doute
que vous en avez pris l’habitude...
- Cette épée est là,
certes, mais solidement attachée. Cessez de craindre cette mort encore si
lointaine que vous ne pouvez même apercevoir son visage !
- Ce n’est pas la
mort qui m’effraie... C’est le passage...
Le roi se rencogna
dans son siège.
- Le passage ? Alors
là, ce n’est pas ma spécialité...
Dans le regard du
tyran, Hélène vit passer comme un reflet moiré. Elle remarqua pour la première
fois que ses yeux étaient d’un très beau bleu, un bleu myosotis. Il lui parût
que ce bleu étrange l’entraînait vers d’autres paysages. Autour d’elle, chaque
chose disparaissait lentement dans une atmosphère froide et humide. Le regard
bleu de Denys l’ancien fut le dernier à se diluer dans la brume, tel le sourire
du chat de Chesterfield...
Hélène se retrouva
assise sur la berge d’un long fleuve. Il faisait nuit et la brume laissait
filtrer une lune triste et froide. Quelques vers lui revinrent en mémoire :
« Sur l’onde calme et noire ou dorment les étoiles... »
Hélène frissonna et scruta le fleuve, s’attendant presque
à apercevoir «La blanche Ophélie flottant comme un grand lys... ». Au lieu de
la si pure et si émouvante jeune fille, Hélène vit se détacher de la brume une
embarcation rustique. Debout à l’arrière, une silhouette voûtée plongeait
régulièrement une gaffe dans l’eau noire. Comme l’embarcation allait la
dépasser, Hélène se leva et héla le nocher.
- Eh Oh... Là bas...
Il lui sembla que
l’homme hésitait. Puis il dirigea sa barque vers la berge.
- Et bien ça
alors... Qu’est-ce -que vous faites ici, vous ?
- Je ne sais pas...
Je crois que je suis arrivée au bord de ce fleuve à cause de deux yeux bleus...
Un regard un peu trop profond dans lequel j’ai faillit me noyer.
L’homme était âgé.
Il semblait fatigué. Malgré tout, son regard brillait d’une colère mal
contenue.
- C’est tout de même
incroyable ! Des gens qui arrivent là, sans prévenir, sans savoir ce qu’ils
veulent, sans même avoir de quoi payer leur passage... Car je suppose que vous
n’avez pas une seule pièce sur vous ?
Hélène secoua la
tête en s’excusant. En même temps, les mots «pièce» et «passage» éveillaient en
elle quelques souvenirs.
- Vous êtes Charon,
n’est ce pas ? Et ce fleuve est l’Achéron
?
Le vieil homme
répliqua.
- Vous pensiez
peut-être vous promener à Venise ? Vous preniez sans doute ma barque pour une
gondole ?
- Excusez-moi...
C’est que mon imagination galope à une telle allure depuis quelques
temps ! Je ne sais
plus très bien où j’en suis. Vous avez tout de même des yeux d’un bleu qui me
rappelle quelque chose...
Hélène s’assit dans
l’herbe et posa la tête entre ses mains. Elle se sentait lasse, soudain,
tellement lasse...
Le passeur ricana.
- Telle que je vous
vois là... Si je vous proposais de monter avec moi, que diriez-vous ?
Hélène fixa
l’horizon liquide, cherchant à percer le mystère de l’autre rive.
- Je ne sais pas...
Le vieil homme
ricana encore, méprisant.
- Le voilà donc ce
beau courage ! Prête à abandonner la lutte avant même que l’ennemi n’ait
dévoilé ses armes ! Il est donc si lourd à porter le fardeau de votre vie ?
Jeune femme habituée aux chemins faciles et que le moindre caillou fait trébucher
! N’avez-vous pas honte ?
Hélène sourit tristement.
- « On aime la
vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon... »
- C’est ça... On
cite Voltaire maintenant ! Dites-moi... Elle vous sert à quoi votre belle
culture? Tiens, ça me fait trop mal de rester là à bavarder avec vous. J’ai du
travail, moi... Des tas de pauvres gens qui attendent pour que je les fasse
traverser. Des gens qui sont bien morts, eux...
Charon repoussa
brusquement son embarcation d’un vigoureux coup de gaffe. Une petite vague vint
lécher les pieds d’Hélène. Celle-ci se recula comme si l’eau l’avait brûlée. Au
moment où l’embarcation allait disparaître dans la brume, Hélène entendit
encore le nautonier crier.
- Avant de faire
demi-tour, demandez-vous quand même comment vous en êtes arrivée là !
L’onde était à
nouveau calme, sans une ride, sans un murmure... Hélène réfléchissait aux
derniers mots du passeur. Fallait-il chercher à découvrir un sens à cette
maladie ? Inventer une origine à ce qui paraissait venir de nulle part,
imaginer une cause à ce qui semblait dépendre uniquement des caprices de
«l’autre»... Donner un visage à l’ennemi afin de le mieux combattre... Pourquoi
pas... Cette maladie nichée au cœur même de ses cellules, fallait-il la
concevoir comme une révolte de son moi le plus intime ? S’était-elle négligée,
s’était-elle trahit au point de susciter cette révolution anarchique de son
corps ? Etait-ce un avertissement, une punition ? Puisque aucune cause
extérieure ne semblait être à l’origine de ce mal, n’était-elle pas la
responsable, l’initiatrice ? Fallait-il concevoir ce cancer comme une forme de
suicide ?
Hélène quitta des
yeux l’écran où s’affichait encore la conclusion de son exposé : « du
désir secret de mourir comme cause présumée du cancer. » Avec un peu
d’appréhension, elle se tourna vers la salle où quelques maigres
applaudissements n’arrivaient pas à couvrir les toussotements discrets, les
murmures gênés et les exclamations choquées. Courageusement, Hélène leva le
menton et lança.
- Des questions
Messieurs ?
Un brouhaha général
s’ensuivit. La voix d’un petit homme chauve réussit cependant à couvrir le
bruit de fond.
- Si je comprends
bien, vous prétendez que votre cancer serait une espèce de forme de suicide.
Mais n’aviez-vous pas auparavant soutenu que vous aimiez la vie ?
Hélène réfléchit un
peu avant de répondre.
- Peut-être les deux
ne sont-ils pas incompatibles ? Je pourrais vous citer quelques mots de
Voltaire qui...
Le petit homme la
coupa sèchement.
- Merci... Nous
connaissons...
Hélène ne se laissa
pas démonter.
- Chacun de nous
abrite ce que Freud appelait des «pulsions de mort». C’est ce sentiment qui
pousse tout être vivant vers le retour à l’inanimé, vers le non-être originel.
Hélène baissa les
yeux. Elle quitta le ton un peu doctoral qu’elle avait pris et sa voix se fit
plus modeste.
- J’ai toujours
profité au maximum de cette vie qui m’a été offerte. Ne pas le faire m’aurait
semblé une offense envers ceux qui naissent moins favorisés, ceux qui
connaissent la faim, la guerre... La liste des malheurs des hommes est si
longue... Et puis aussi, j’ai toujours été consciente de la fragilité de mon
bonheur...
Le petit homme
chauve lui coupa à nouveau la parole.
- Décidément, vous
n’êtes pas à une contradiction près. Permettez-moi de répéter ici ces quelques
mots que vous citâtes, il y a peu, en face d’un certain Denys l’ancien...
L’homme prit ses
notes, rajusta ses lunettes et commença à lire, un doigt levé.
- « Je dois
bien reconnaître que je me suis cru... Peut-être... Un peu... Immortelle... »
Comme il retirait
ses lunettes, levant vers Hélène un visage rougeaud, celle-ci remarqua pour la
première fois la couleur de ses yeux. Elle soupira. Ce petit homme, agressif
comme un roquet, semblait prêt à la pousser dans ses dernières extrémités.
- Ce que je voulais
dire par là, c’est que je vivais, comme beaucoup de gens, en ignorant la mort.
Simplement parce que la mort, comme le temps qui passe, comme l’espace infini,
est une notion qui nous dépasse. Alors on vit comme si la mort n’existait pas.
Hélène baissa à
nouveau la tête.
- Je crois que j’ai
toujours fait preuve de bien peu d’humanité. Tout au long de ma vie, mon
égoïsme primitif est resté le même. Simplement, il s’est élargit. Il y a
d’abord eu «moi» et «les autres»... Puis, j’ai aimé : et il y a eu «nous deux»
et «les autres». J’ai ensuite eu des enfants, et j’ai commencé à vivre pour
«mon clan», l’amour pour ma famille me faisant creuser encore plus profondément
le fossé me séparant des autres. Oui... J’ai fait preuve de bien peu
d’humanité...
Hélène semblait
maintenant se parler à elle-même…
- L’expérience de
l’amour physique ne m’a pas modifiée en profondeur. Je crois que je suis une
amante plus «cérébrale» que «sensuelle». La maternité par contre m’a
profondément bouleversée. Mais l’amour maternel ne m’a pas rendue plus humaine,
il m’a faite «animale». Laissez-moi essayer de vous expliquer ce que j’ai
ressenti, quand de femme, je suis devenue mère...
Quelques soupirs ennuyés
échappèrent à cette assemblée d’hommes visiblement peu intéressés par le sujet.
- C’est avec
étonnement et ravissement que j’ai découvert la violence de cet instinct qui
fait se serrer l’enfant contre le sein de sa mère. Oui... Caressant, léchant,
humant avec délice ce petit corps issu de mon propre corps, je me suis sentie
femelle, pareille à la femelle de n’importe quelle espèce animale. C’est avec
étonnement et un peu d’amertume que j’ai compris que cette petite chose allait
me priver de ce que j’avais de plus cher, ma liberté. C’est avec étonnement et
tristesse à la fois que j’ai pressenti que mon enfant, si semblable aujourd’hui
à une partie de moi-même, ne ferait que, jour après jour, s’éloigner de moi.
Enfin, c’est avec étonnement et beaucoup de frayeur que j’ai commencé à songer
à «l’autre». Devenue mère, je devenais infiniment vulnérable. En quelque sorte,
je venais d’élargir mon territoire, et l’ennemi pouvait maintenant attaquer de
plusieurs côtés. « L’autre » pouvait choisir de me frapper ou choisir
de frapper mon enfant. J’ai alors pris conscience de toute la violence cachée
dans ce terme pourtant synonyme de tendresse, de douceur… L’instinct
maternel... Serrant contre moi mon premier enfant, je savais que je serais
capable, pour le protéger, d’étrangler avec mes mains, d’égorger avec mes
dents...
Le vieil homme se
leva avec un grand geste impatient.
- Il me semble,
madame, que vous vous égarez quelque peu !
Mais Hélène tenait à
son raisonnement. Sa voix claqua sèchement.
- Pas du tout.
Laissez-moi seulement terminer mon explication. Je viens d’essayer de vous
montrer de quelle façon la naissance de mon premier enfant m’a transformée.
Peut-être parce que la naissance est aussi mystérieuse que la mort, j’ai
commencé à songer à la fin de ma vie, à la mort possible de ceux que j’aime, à
la maladie et à toutes les apparences que «l’autre» peut revêtir pour nous
frapper. Mais la vie a continué de se montrer généreuse: d’autres beaux
enfants, un mari toujours aimant... Et j’ai commencé à engranger, engranger
tous ces grands et tous ces petits bonheurs, comme un écureuil qui fait ses
provisions en redoutant l’hiver. A chaque bonne nouvelle, à chaque coup de
chance, je sentais un petit pincement au cœur. Je pensais : « il faudra
bien qu’un jour, je paye pour tout ça... ». Alors j’ai mis les bouchées
doubles, j’en ai fait encore plus, toujours plus... Et pour finir, j’en ai sans
doute fait un peu trop. Et quand j’ai appris la mauvaise nouvelle, je n’ai pas,
j’espère que vous me croyez, ressenti de sentiment d’injustice. J’ai pensé au
contraire qu’il était normal de revenir à un plus juste équilibre...
Le petit homme
ricana méchamment.
- Vous allez bientôt
nous dire que vous vivez depuis lors dans la sérénité...
Hélène sourit
patiemment.
- Vous savez bien
que non. Tout ce que je viens de vous dire, c’est ce que produit mon
raisonnement d’être pensant. Le soir, dans mon lit, c’est la bête qui se tourne
et se retourne, qui reste les yeux ouverts dans le noir, à essayer d’imaginer
l’inimaginable. J’ai tenté de m’en approcher, mais l’autre rive toujours me
reste cachée... Malgré tout, je crois que cette maladie m’a permis de franchir
une seconde étape...
Hélène baissa la
tête et prononça d’une voix basse, presque un murmure.
- Je crois que ce
cancer, qui m’a fait rejoindre le troupeau de mes semblables, souffrants dans
leur âme et dans leur corps, m’a rendue plus... Humaine...
Quelques maigres
applaudissements se firent entendre. La voix acide du vieil homme les couvrit
sans difficulté.
- Et bien... Que
voilà une confession émouvante ! Quelque peu narcissique, égotiste même, voire
impudique !
- Pardonnez-moi si
je vous ai choqué. Ce n’est pas mon habitude de m’analyser ainsi.
Hélène sourit.
- En fait, je crois
que cela ne m’était pas arrivé depuis mon adolescence.
- En quelque sorte,
vous nous faites, en plus d’un cancer, une espèce de seconde crise
d’adolescence...
Mais Hélène était
bien décidée à ne pas se laisser démonter par l’ironie et le cynisme de l’homme
aux yeux myosotis.
- On peut dire ça
comme ça... Il m’a semblé qu’il était temps pour moi de m’arrêter un peu et de
faire un point. « Il n’y a pas de vent favorable pour le navire qui ne
connaît pas sa route... ».
Hélène releva la
tête et lança comme un défi.
- C’est de Sénèque
me semble-t-il...
- Sénèque... Connais
pas...
Le gendarme lui
avait répondu d’une voix sèche. Hélène le regarda, anxieuse.
- Qu’est-ce que je
risque ?
Un sourire mauvais
fendit le visage du Cerbère. Le soleil, se réfléchissant sur ses lunettes
miroirs, forçait Hélène à cligner des yeux.
- Je crois bien, ma
petite dame, que vous venez de perdre quelques points sur votre permis de vie.
- Oh non... Mais
pourquoi ?
- Pourquoi ? Mais
dites-moi, vous savez à quelle vitesse vous étiez, là ?
- Pas exactement...
J’allais peut-être un peu vite...
- Un train d’enfer,
oui... Et pour aller où ? Pour attraper quoi ?
- Je ne sais pas
vraiment... Vous savez ce que c’est. On devrait être assez fort pour faire son
chemin tout seul, mais voilà... On aime épater... On apprécie un peu trop les
compliments... Et comme effectivement on reçoit des compliments, et qu’au fond
de soi-même, on se sait tellement peu digne de cette admiration, on se sent
tenu d’en faire encore plus. C’est une espèce de cercle vicieux.
Hélène reprit le
permis que lui tendait le gendarme. Quelques-uns de ses «points de vie» étaient
barrés à l’encre rouge.
- Je peux espérer
les récupérer un jour ?
- Passez vos examens
médicaux régulièrement, on en reparlera.
Hélène leva vers le
Cerbère des yeux qu’elle voulait implorants. Un éclair de lumière la fit
grimacer.
- On dirait que mes
lunettes vous gênent... Vous voulez que je les retire ?
- Ce n’est pas la
peine... Je vous ai reconnu.
- Pardon ?
Hélène se reprit.
- Enfin... Je veux
dire... Je veux bien... Je suis sûre que vous avez de très beaux yeux... Bleu
myosotis, n’est-ce-pas ?
Le gendarme sourit,
charmé, et retira ses lunettes.
- C’est exact !
Comment avez-vous deviné ?
Hélène soupira.
- Oh ! Je commence à
avoir l’habitude...
- Bon... Pour en
revenir à ces points de vie que j’ai été dans l’obligation de vous retirer...
Et croyez-moi, ma petite dame, ce n’est pas de gaieté de cœur... Enfin bref, je
vous conseille de ralentir. Changez de rythme... Faites-en un peu moins, prenez
le temps de respirer...
- C’est bien mon
intention...
- Ce qui vous
arrive, ce n’est pas une catastrophe. Prenez-le comme un avertissement.
- Oui, c’est ça...
Un avertissement. Je sentais bien depuis quelques temps que tout n’allait pas
pour le mieux. Je n’en veux pour preuve que ces rêves récurrents qui hantent
mes nuits depuis quelques années. Voulez-vous que je vous les raconte ?
Le gendarme fixa
Hélène de son regard imperturbable.
- Allez-y... Mais
n’espérez surtout pas m’attendrir !
- Voilà... Ces rêves
sont de deux sortes. On pourrait classer le premier dans le genre «road movie».
Dans ce rêve, je suis seule. Je marche au bord de la route, je porte tout ce
que je possède dans un sac à dos. Je traverse des villages, ou bien je suis un
canal, des rails de chemins de fer... Ou encore, je suis à bord d’un bateau
dont la sirène mugit, ou dans le hall d’un aéroport : je regarde le tableau des
départs et j’hésite entre Katmandou et Mexico. Je suis libre, libre comme
l’air...
Hélène jeta un oeil
sur le gendarme. Celui-ci semblait attentif. Elle continua.
- Dans la seconde
catégorie de mes rêves, je vis à l’intérieur d’un monastère une retraite
paisible, une existence monotone et moyenâgeuse rythmée par les offices. Je ne
possède que ma robe de bure, mon écuelle et une cuillère en bois. C’est une vie
où tout est réglé, où chaque évènement est prévisible. La passion y est chose
inconnue. La musique que l’on écoute ici a la plénitude d’un motet de Campra ou
la lancinante monotonie d’une sonate de Couperin. Parfois, je me livre au
minutieux travail de l’enluminure. Je suis assise à un pupitre, éclairée par
une bougie, et mon pinceau, délicatement, donne forme et couleur aux lettres
d’un grand livre d’heures...
Le gendarme
toussota.
- Et bien, et
bien... Effectivement, je crois qu’il était temps de vous arrêter un peu...
Mais dites-moi donc, dans vos rêves, vous êtes toujours seule. Vous n’aimez
donc pas votre mari, vos enfants ?
- Bien sûr que si...
D’un amour si grand qu’il me prend toute ma force, qu’il m’épuise... «Mes plus
grands amours... Mes plus lourdes chaînes... ».
- Laissez-moi donc
vous conseiller une chose, ma petite dame... Préparez-vous un peu à cette
éventualité : vous pouvez mourir très prochainement.
- Ne vous inquiétez
pas, j’ai déjà tout prévu !
L’homme ne pût
retenir un nouvel élan de curiosité.
- Ah bon ? Et de
quelle façon voyez-vous votre fin ?
Hélène soupira.
- Oh... Je n’ai rien
prévu dans le détail ! Mais il me semble que rien n’est plus horrible que
d’attendre la mort dans un lit, entourée des siens. Je souhaiterai, tel
Montaigne, «mourir à cheval et loin de mes terres». Je pense souvent au
suicide. A chaque fois que mon imagination m’emporte vers trop d’horreur et
d’abomination, je songe avec soulagement à cette porte de sortie que ne
m’interdit aucune idéologie morale ou religieuse. Quoi de plus naturel, me
semble-t-il, que de pouvoir disposer à sa guise de son existence jusqu’en ses
derniers instants ? Le suicide, donc... Suicide qui me semble plus aisé sur une
terre lointaine qu’en ma propre demeure. C’est pourquoi j’envisage de quitter
ce monde en deux temps : l’adieu à ceux que j’aime, au cadre qui fait mon
quotidien, l’exil en quelque sorte... Puis un temps d’errance... Et j’aime à
imaginer cette étape ultime de mon existence comme un dernier épisode
d’enrichissement personnel plutôt que comme une fuite éperdue : mais la peur,
la douleur me laisseront-elles la sérénité nécessaire ? Enfin, j’imagine très
bien ce petit flacon remplit du mélange magique que j’avalerai sur une plage de
Thaïlande ou au milieu des sables du Sahara.
Le gendarme renifla.
- C’est courageux...
- Courageux ?
Certainement pas ! Puisque c’est ce qui me semble le plus facile pour moi. Je
n’arrive pas à concevoir qu’au moment de quitter la vie, la vision de visages
aimés puisse apporter quelque réconfort que ce soit. Il me semble au contraire
que ces visages éplorés ne peuvent qu’exacerber amertume et regrets. Quelle
aide espérer dans ces derniers instants ? Dans «Le roi se meurt», Ionesco écrit
: on est toujours le premier à mourir... Moi qui ai trop souvent voulu paraître
autre que ce que je suis, je prétends au moment de mourir, échapper au souci de
l’image que je peux donner de moi-même. Je ne sais plus quel philosophe plaçait
au premier rang des règles du «bien mourir» : éviter par-dessus tout le
stoïcisme... Quoi de plus éprouvant que les dernières déclamations d’un Cyrano,
quoi de plus indécent que la confession publique d’un Panisse. Le souci de
«paraître», au moment de mourir, me parait une ultime dépossession de soi. Il
convient de ne pas se voir mourir par les yeux des autres, il faut mourir seul.
Le gendarme rajusta
son képi. Il semblait songeur.
- Vous avez sans
doute raison... La mort n’est que l’expérience solitaire de notre unicité...
Hélène leva vers lui
un regard amusé.
- Mais dites-moi...
N’est-ce pas une conversation bien étrange que nous avons là. Jamais je
n’aurais cru pouvoir ainsi me confier à un représentant de la loi !
L’homme rougit.
- C’est que... Oh !
Je peux bien vous le dire... En fait, je ne voulais pas être gendarme, je
voulais être docteur.
- Cancérologue ?
Demanda Hélène sèchement.
- Non, non...
L’homme remit ses
lunettes pour mieux cacher son trouble.
- Je voulais être
psychiatre...
Hélène rit avec
beaucoup de gentillesse.
- Qui sait... La vie
est pleine d’imprévus...
Le gendarme lui
rendit son sourire.
- Allez... Assez
bavardé maintenant. Je vous laisse partir. Mais n’oubliez pas, ralentissez !
- Ne craignez rien. J’ai vécu jusqu’à présent comme si je
devais mourir demain. Maintenant, je vais tenter de suivre l’exemple de
Montaigne : « je veux que la mort me trouve plantant mes choux, mais
nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait... »
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