samedi 14 novembre 2015
jeudi 12 novembre 2015
"le loueur d'enfants"
publié je ne sais plus quand et je ne sais plus ou
LE LOUEUR
D’ENFANTS
- J’ai souvent du mal à m’endormir le soir...
Le psychodoc regarda Julia d’un oeil éteint. Tout en
continuant de jouer avec sa gomme à ultra sons, il répondit :
- Ce ne doit pas être bien grave... Sûrement une
petite erreur de programmation...
- Je pleure parfois aussi, sans aucune raison...
Le psychodoc se contenta de hocher la tête,
impassible. Julia était la trente-troisième femme depuis le matin se plaignant
de pleurer sans raison. Au vingt-neuvième siècle, la nourriture était synthétique,
les arbres poussaient sous une bulle et les femmes avaient souvent envi de
pleurer. C’était un fait établi. Pas de quoi fouetter un chat !
Le docteur bailla et laissa tomber sa gomme:
fréquence mini, il prescrirait de l’UT 29, fréquence maxi, du VWX.
Mais Julia était tenace :
- Je ressens comme des démangeaisons , sur les bras,
et puis sur les mains.
Le docteur, prenant un accent particulier, demanda.
- Attention, est-ce que çà vous gratouille, ou
est-ce que çà vous chatouille?
Julia, qui ne connaissait pas ses classiques aussi
bien que le docteur, réfléchit, perplexe :
- Je ne saurai dire... Et puis... Je ressens comme
un manque, comme un grand vide... Là...
Le praticien leva les yeux, soudain interressé. Les
deux mains pressées contre son ventre, Julia indiquait l’origine de cette
sensation étrange. Oui, décidemment, il fallait peut être mieux chercher un peu
plus loin. Le psychodoc pianota quelques lignes sur son clavier, demanda à
Julia de se détendre et commença à lui envoyer une succession d’images
mentales. L’air soupçonneux, il visionnait sur son écran les images projetées ainsi que la
psychotrame de Julia. Une demeure spacieuse, une plage ensoleillée, un Apollon
bronzé... La psychotrame de Julia restait plate, sans le moindre frémissement coupable. Puis soudain, la courbe
s’anima, ondula légèrement avant de tracer un pic d’une intensité tout à fait
remarquable. Le docteur tressaillit. Il regarda la courbe, puis Julia, prostrée
sur son fauteuil, des larmes coulant doucement sur ses joues, sans même qu’elle
tente de les essuyer. Diagnostic vraiment trop facile ! Le docteur essuya ses
lunettes d’un air satisfait, puis il enregistra dans le dossier de Julia
l’image du bébé joufflu responsable du
si beau pic.
- Et bien... Ma petite dame... Tout cela est
maintenant très clair. Vous souffrez d’une crise aigue d’instinct maternel !
Julia écarquilla les yeux :
- Oh non, docteur... Ce n’est pas possible !
- C’est tout à fait possible au contraire. C’est
très rare, mais tout à fait possible.
- Mais... Qu’est- ce que je vais devenir ?
- Allons, allons... Vous n’êtes pas la première à
qui cela arrive. Et çà ce soigne très bien de nos jours.
Julia se mit à sangloter, la tête entre les mains.
Sans plus s’occuper d’elle, le docteur commença à rédiger son ordonnance.
- Nous allons complètement revoir votre traitement
hormonal. Visiblement, il vous faut quelque chose de beaucoup plus fort. Voyons
voir... Vous pesez combien ?
Julia renifla :
- Cinquante-six kilos.
- Vous dormez beaucoup ?
- Je suis programmée pour trois repas de cinq cent
trente-deux calories et cinq heures trente de sommeil par vingt quatre heures.
- Hum... Hum... Dites-moi... Vous arrive-t-il
d’avoir envi de ... Enfin... Avec votre mari...
Julia regarda le docteur sans comprendre, puis
soudain, baissa les yeux en rougissant :
- Oh ! Docteur... Qu’allez-vous imaginer ! Jamais
!Dans ce domaine, mon mari et moi-même suivons scrupuleusement les conseils de
la Directive Universelle de la Copulation !
- Bien... Bien... Nous allons quand même chercher si
cela ne proviendrait pas d’une erreur au niveau de votre fécondation
artificielle. On a vu des lots entiers contaminés par certains virus et
produisant des femmes non parfaitement inhibées. Donnez-moi votre numéro de FIV
?
- Lot MX 24072, éprouvette 0165847.
Le docteur regarda Julia par dessus ses lunettes et
remarqua, songeur :
- Une bonne année pourtant... Enfin, nous verrons
bien.
Anna entoura de son bras les épaules de son amie :
- Tu sais, Julia... Le docteur K est un très bon
psychodoc. Il finira bien par trouver !
- Oh, je n’ai plus beaucoup d’espoir. On a tout
essayé : drogues, hypnose, lobotomie, psychochoc... C’est terrible, j’y pense
tout le temps !
Julia soupira puis continua, hésitante :
- Je me demande parfois si... Si je ne devrais pas envisager
un séjour en... Un séjour en...
Anna sorti de sa poche une petite boite rose et
avala distraitement une petite pilule de la même couleur.
- Ou çà ma chérie ?
Julia se lança :
- Un séjour en CRN.
Anna sursauta et s’éloigna brusquement de son amie.
- Mais tu es folle ! Tu as donc oublié tout ce qu’on
t’a appris !
Anna leva un doigt et se mis a réciter, comme on
récite une leçon :
- « Jamais
d’enfants n’engendrera, ou mille maux tu connaîtras ».
Anna se rapprocha à nouveau de Julia et lui parla du
ton que l’on prend pour raisonner un malade.
- Ma chérie, si jamais tu avais un enfant au Centre
de Reproduction Naturelle et que cela se sache autour de toi, mais... Tu serais
rejeté, moqué, méprisé... Tu vivrais en paria...
- Quand même... La femme du Grand Maître du septième
secteur en a bien eu un, elle.
Anna avala une seconde pilule rose.
- çà ma vieille, çà n’a jamais été prouvé. Et puis,
tu sais bien que les gens riches ou célèbre peuvent se permettre beaucoup plus
de choses que le commun des mortels : et celle là, elle a un mari riche ET
célèbre.
- Quand même... Je me demande si tout ce qu’on dit
est vrai. Il y a seulement quelques siècles...
Anna lui coupa la parole, lui tendant la petite
boite rose..
- Crois-moi Julia. Laisse tomber. Tiens... Prend plutôt
une pilule, çà te fera du bien. « Une
seule pilule d’Hilarante, et pour trois heures je suis contente ».
Julia soupira encore, les yeux dans le vague. Puis
elle regarda son amie, répondit gentiment à son sourire et pris une petite
pilule rose.
- Entrez, entrez monsieur... N’ayez pas peur !
Julien rectifia immédiatement son allure, se
redressa et pénétra dans le magasin d’un air décidé.
- Mais je n’ai pas peur.
Julia le suivait comme son ombre. Elle avait mis son
collier incrusté d’hologrammes, et la petite chaîne magnétique qui reliait
celui-ci au poignet de son mari était du plus grand chic. Le loueur était gras,
chauve, avec l’air faussement servile de ceux qui s’enrichissent en exploitant
les vices ou les faiblesses d’autrui. Il se frottait les mains.
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur ?
Julien se gratta la gorge d’un air gêné.
- Voilà... C’est pour ma femme...
Puis il se mit à rougir, conscient de l’absurdité de
son entrée en matière. Comme si un homme pouvait avoir besoin des services d’un
loueur d’enfants ! Irrité par sa gêne autant que par le sourire obséquieux du
commerçant, Julien imprima à la petite chaîne une brève secousse. Les
hologrammes du collier de Julia se mirent à changer de forme et de couleur de
manière tout à fait harmonieuse. Julia baissa modestement les yeux.
- Bien sûr, bien sûr... Je comprends... Un petit
problème d’instinct mat...
Julien, qui avait eu le temps de se reprendre, lui
coupa sèchement la parole.
- C’est cela. Pouvez- vous nous montrer ce que vous
avez de disponible actuellement ?
Le loueur se frotta les mains.
- Mais certainement monsieur. Nous venons justement
de recevoir quelques très beaux spécimens. Peut-être madame a-t-elle une
préférence concernant le sexe, l’age ou la couleur des yeux ?
Julia s’avança légèrement et ouvrit la bouche pour
répondre.
- Peu importe, intervint Julien. Un bébé, c’est un
bébé. Simplement, je voudrais qu’il ressemble aussi peu que possible à ma femme
ou à moi-même. Je ne voudrais pas que l’on puisse supposer que... Enfin... Vous
me comprenez...
- Parfaitement monsieur. Et c’est bien naturel. Je
peux vous proposer un enfant de race jaune, ou noire ? En plus, ils sont très
bon marché !
Le loueur d’enfant tapa quelques chiffres sur un
clavier et juste au dessus du comptoir apparu l’image en trois dimensions d’un
ravissant poupon, remuant allègrement bras et jambes et gazouillant avec
bonheur.
- Celui-ci est très beau, commença le loueur. De
race noire, sexe féminin, trois mois, santé parfaite. De plus, c’est une
première main, il n’a jamais servi.
Une autre image remplaça la première.
- Huit mois, sexe masculin, race noire également...
Julien poussa gentiment Julia devant lui.
- Et bien va-y chérie, choisi celui que tu préfères.
Puis il s’éloigna du comptoir. Les mains derrière le
dos, il fit quelques pas dans le magasin. De temps en temps, il jetait un coup
d’oeil à Julia, absorbée par le boniment du petit homme gras et chauve. Bah !
Après tout. Une semaine ou deux suffirait certainement à combler l’instinct
maternel de Julia. Ensuite, la vie reprendrait comme avant.
Julia regardait chaque bébé avec la même avidité.
Tous lui paraissaient pareillement beaux, pareillement désirables, et elle
n’arrivait pas à se décider. Craignant que Julien ne perde patience, le loueur
la pressa un peu.
- Et bien, madame, lequel préférez-vous ?
Julia n’en savait rien.
- Laissez-moi vous conseiller le premier, madame.
C’est certainement le meilleur rapport qualité prix.
Le petit homme projeta à nouveau l’image du premier
bébé, qui maintenant souriait aux anges en regardant ses petites mains. Julia
senti son coeur fondre et les larmes lui monter aux yeux.
- Oh oui, celui-là ! Il est si mignon ! Julien,
vient voir !
Julien s’approcha et jeta sur le poupon un regard
indifférent. Puis il regarda sa femme, amoureusement serrée contre lui. Elle
était bien jolie, Julia, avec son collier qui, sous le coup de l’émotion,
prenait successivement toutes les couleurs de l’arc en ciel. Julien sourit.
- Je suis content qu’il te plaise.
Le loueur d’enfants toussota discrètement afin
d’attirer l’attention de Julien sur le contrat posé devant lui.
- Les formalités, si vous voulez bien monsieur...
Julien parcouru rapidement les différents articles
du contrat de location. Tout semblait correct. La location se faisait à la
semaine, renouvelable X fois. Le bébé serait livré sous huitaine, dans la plus
grande discrétion. Le loueur était tenu au secret professionnel. De son côté,
Julien devait déposer une caution, régler le prix de sept jours de location et
s’engager à rendre un bébé en bon état.
En quittant le magasin, Julia resplendissait, et
Julien se sentait tout compte fait assez content de lui, des autres, et plein
de confiance en son rôle de futur père.
Le bébé repu s’endormait dans les bras de Julia. A
la commissure de ses lèvres, une goutte de lait perlait, toute blanche sur la
peau d’ébène. Julia se pencha, respira l’odeur de son enfant, et, du bout de la
langue, essuya la petite trace blanche.
Depuis dix jours que le bébé était avec elle, Julia
se sentait comblée, pleine de joie, plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais
été. Elle s’était aperçu avec surprise qu’elle pouvait s’endormir le soir sans
programmation et se passer de ses fameuses petites pilules roses. Berçant
tendrement la petite fille, Julia réinventait des gestes qu’elle n’avait
pourtant jamais vu faire. Elle inventait pour son enfant ces petits mots qui ne
veulent rien dire, mais aux consonances si douces, si apaisantes : des mots
qu’aucune mère n’avait jamais prononcé pour elle.
Plus tard, elle lui raconterait des histoires, puis
elle lui apprendrait à parler, puis...
Julia s’arrêta là. Elle venait de se rappeler que
leur avenir commun, à elle et à son bébé, ne se comptait pas en années mais en
semaines... Julia frémit. Avec passion, elle enfouit son visage dans le cou de
son bébé, lui murmurant tout bas le nom que dans son coeur elle lui avait donné
: Juliette...
Julia chantonnait, un sourire aux lèvres. Soudain,
la bague qu’elle portait à l’annulaire gauche se mit à clignoter doucement :
Julien avait besoin d’elle. Julia reposa doucement son bébé endormi, effleura
des lèvres la petite joue rebondie, puis rejoignit Julien dans le salon. Elle
alla chercher les deux plateaux repas individuels et les plaça sur la petite
table basse. Sur chacun d’eux se trouvait une trentaine de petites gélules
diversement colorées. Julia les disposa selon le même motif géométrique que la
veille. Elle s’était jusqu’à présent toujours distinguée dans l’art de
présenter les géllules d’un plateau repas. Jusqu’à une époque récente, elle
avait suivi de façon assidue les cours de
.Jusqu’à l’arrivée de Juliette pensa Julia en souriant. Elle se leva
pour aller brancher la psychoprojection
sensorielle du salon. Sur les quatre murs de la pièce apparut un paysage
marin : des lagunes, des plages de sable doré, un vent chaud et léger fit
doucement se balancer les branches des palmiers et vint caresser la chevelure
de Julia. Un discret parfum iodé parvint à ses narines. Julia avait du mal à
croire ce qu’affirmait la notice de l’appareil : selon celle-ci, ces paysages
avaient existé sur terre quelques siècles auparavant. Elle jeta un coup d’oeil
à Julien, qui, la mine sombre, avait commencé à avaler quelques gélules. Il ne
semblait pas avoir remarqué le manque d’originalité de la présentation de son
repas. Rassurée, Julia avala une gélule et laissa vagabonder son esprit. Sur la
plage, une petite fille courait vers elle, toute noire sur le sable blond.
Soudain, le parlophone se mit à vibrer et tous deux
se figèrent :
« Couple Julien- Julia... Blâme niveau trois...
Origine : SPAV... Motif : mauvais traitements ayant entraîné la mort sans
intention de la donner... »
Les derniers mots avaient à peine fini de résonner
dans le salon que Julia se sentit pâlir. Mon dieu, le panda ! Depuis combien de
temps avait-elle oublié de s’occuper du panda ? Julien allumait déjà le grand
ordinateur. Julia cherchait quelle excuse elle pourrait invoquer. Dans le
salon, apparut l’image 3D d’un pauvre panda, mort à côté d’un bouquet
d’eucalyptus entièrement rongé et d’une mare d’eau desséchée.
- Nom d’un cyclotron, rugit Julien. Qu’est-ce que
c’est que ça ? Depuis combien de temps as-tu négligé de nourrir cette pauvre
bête ?
Julia ne savait que répondre.
- Sais-tu au moins le mal que j’ai eu à trouver cet
animal ? Un blâme niveau trois de la Société Protectrice des Animaux
Virtuels... Nous voilà bien !
Sur les murs de la pièce, la mer roulait maintenant
des vagues blanches d’écume. Un coup de vent violent vint décoiffer Julien. Il
passa une main énervée dans ses cheveux. Julia se dépêcha d’aller changer le
programme de la psychoprojection
sensorielle. C’était l’inconvénient de ces appareils. Dès que quelqu’un
dans la pièce était en proie à une émotion un peu violente ou à une tension un
peu trop forte, tout ce déréglait. Mais peut être était-ce voulu par le
constructeur ? Une forêt printanière remplaçait maintenant le paysage marin.
L’air embaumait le muguet. On entendait le gazouillis de petits oiseaux.
Julien tempêtait toujours.
- On ne peut pas rester sans animal virtuel ! C’est
presque aussi mal vu que... Que ça !
Julien désignait du bras la porte de la chambre de
Juliette. Humblement, Julia murmura.
- Le prochain, je m’en occuperai très bien... Tu
verras...
- Vraiment ? Et ou trouveras-tu le temps et le
courage de changer l’eau d’un poisson-chat ou de sortir un petit fennec quand
tu n’as même plus le temps ni le courage de préparer correctement un plateau
repas !
Aie ! Il avait remarqué !
Julia suggéra.
-Peut être devrions-nous acheter un chameau ? Il
parait qu’ils boivent peu ! Ou un boa ? On peut les nourrir seulement une fois
par mois !
Pour toute réponse, Julien lui jeta un regard
mauvais. Julia tenta un pauvre sourire d’excuse et se leva pour remporter les
plateaux repas. Comme elle quittait le salon, elle entendit Julien grommeler.
- Plus rien ne va... Depuis un mois, plus rien ne
va...
Julia frémit en songeant qu’il y avait déjà un mois
que Juliette était sa fille. Derrière elle, une branche cassa et un corbeau
poussa un cri lugubre...
Julia avait hâte de rentrer et de retrouver
Juliette. En pénétrant dans le salon et en voyant le sourire crispé de Julien,
elle ressentit comme une vague appréhension. Puis son regard tomba sur la
grande boite entourée d’un ruban sonore. Julien accentua son sourire :
- C’est pour toi, ma chérie. Ouvre-le !
Julia s’approcha de la grande boite comme on
s’approche d’un précipice. Quand elle commença à dénouer le ruban, une
ravissante petite berceuse se fit entendre. Julia souleva le couvercle. A
l’intérieur se trouvait un magnifique poupon en celluloplastex, qui avait
certainement du coûter une fortune. Les tempes de Julia bourdonnaient, et elle
entendait son coeur battre dans sa poitrine. Doucement, elle reposa le
couvercle. D’une démarche mécanique, elle se dirigea vers la chambre de
Juliette. Comme dans un rêve, elle ouvrit la porte, puis elle vint s’asseoir à
côté du petit lit vide. Au milieu du vacarme assourdissant que faisaient les
battements de son coeur, elle croyait par moment entendre quelques mots
prononcés par son mari : « c’est la même chose... » « moins
fatigant... » « mais prend le au moins... ». Julia prit dans ses
bras la poupée que Julien lui tendait et commença à caresser la petite tête
ronde.
- Tu vois bien ! Bientôt tu l’aimeras autant que
l’autre.
Après un dernier regard à sa femme, Julien sortit de
la chambre, à moitié rassuré. Julia chantonnait, en se balançant doucement
d’avant en arrière, les yeux dans le vague. Elle caressait toujours la petite
tête : les cheveux étaient lisses. Juliette avait les cheveux crépus. Julia
regarda le poupon. Il était vraiment très bien fait. Quand on le touchait, il
souriait et il agitait les bras et les jambes. Son regard s’orientait
automatiquement vers la moindre source de bruit. Julia enfouit son visage dans
le cou de la poupée, cherchant l’odeur chaude et animale, et ne trouvant que
celle, froide et artificielle, du celluloplastex : ils n’avaient pas pensé à
tout.
Une petite goutte perlait au coin de la petite
bouche rose. Julia l’arrêta du bout de la langue. Le goût en était salé. Julia
mit quelques instants à comprendre qu’il s’agissait d’une de ses larmes. Elle
posa la poupée dans le petit lit de Juliette,
s’essuya le visage et quitta la chambre. Dans le salon, Julien la
questionna d’une voix exagérément enthousiaste :
- Eh bien, est-ce qu’il dort ?
Julia sourit à son mari et répondit doucement :
- Oui... Il dort.
Julia ressentait au creux de son ventre comme un
manque,un grand vide... C’était comme si l’on avait arraché quelque chose à son
propre corps.
Elle s’assit à côté de Julien, prit la petite boite
rose sur la table basse et avala deux pilules de la même couleur...
Le stagiaire
publié en 2007 dans "nouvelles de Bretagne"
Le stagiaire
Très habile l’éducateur, avec son
air mi curé, mi baba cool.
Il a commencé, sur un ton
légèrement misérabiliste :
- Ce type de stage est bien
souvent un premier pas nécessaire vers la réinsertion, un véritable tremplin
pour entrer dans la vie active…
Deux minutes plus tard, on
nageait en plein Zola.
- Il a manqué de tout depuis son
plus jeune âge : soins, éducation, amour…
Comme je n’accrochais pas, il a
tenté la flatterie.
- C’est un petit gars gentil
qu’on vous propose. Il s’appelle Didier. Vous pensez bien qu’on ne va pas
refiler un dur à cuire à une frêle et jolie jeune femme comme vous !
Comme je restais de marbre,
sentant la femme dure en affaire, il a tenté un petit appel à mon sens du
commerce.
- ça va vous faire une aide
gratuite. C’est pas négligeable quand on débute.
Puis il a lancé, avec un regard
lourd de reproche sur mon petit ensemble de chez Jessica.
- Ces jeunes qui n’ont pas eu les
mêmes chances que nous au départ, etc…
Et là, je me suis fait avoir sur
toute la ligne et j’ai dit oui. Je me suis pourtant battue pendant des années
pour l’avoir cette librairie, mais je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un
léger sentiment de honte parce que je gagne un peu d’argent.
Et voila comment l’on se retrouve
pour un mois avec un jeune de seize ans sur les bras, tout frais sorti de son
centre d’éducation.
Le lundi matin, il était
là : pantalon kaki déchiré sous les genoux, des baskets verts fluo avec
les lacets qui traînent par terre, et un T shirt imprimé « Pisse and
Love ». Exactement ce qu’il faut pour mettre en valeur la déco rose et
gris et le caractère culturel du magasin…
Troisième jour :
Effectivement, il n’est pas
méchant. Il n’est pas du tout encombrant non plus. En fait, il s’assied le
matin dans un des fauteuils (réservé à la clientèle), il branche son walkman,
et il commence à battre du pied ou à bouger la tête en mesure. Il me fait un
peu penser aux chiens que l’on voit parfois sur la plage arrière des voitures…
Mais en moins décoratif… Les clients le regardent un peu bizarrement puis,
pensant certainement qu’il fait parti du mobilier ou de la famille, ils ne
s’occupent plus de lui. Quand à lui, il
ne s’occupe absolument pas des clients. Si ce stage doit lui servir de
tremplin, il va d’abord falloir qu’il se lève, et ensuite, qu’il prenne un
sacré élan ! Je pense que je vais reprendre tout à la base et lui
expliquer gentiment que nous sommes là pour vendre des livres.
Bref… Au bout de trois jours, je
n’avais pas encore trouvé une quelconque utilité à mon réinséré. Debout sur un
tabouret, j’essayais d’atteindre les rayons du haut quand je m’avisais qu’il
avait certainement au moins une qualité : il était beaucoup plus grand que
moi.
Je me retournais et commençais à
faire de grands gestes pour attirer son attention. Quelques secondes
s’écoulèrent avant que ses yeux vagues ne parviennent à se fixer sur moi.
Détachant le casque de ses oreilles, il se redressa un peu sur son fauteuil,
signe manifeste de bonne volonté.
- Ouaih ?
- Dis, tu pourrais pas m’aider à
ranger tout ça là-haut ?
- Ben… Si tu veux… Pas de
problème…
Et oui, on se tutoie, depuis le
début. Mais c’est lui qui a commencé…
Comme il s’approchait, je ne
pouvais m’empêcher de fixer ses pieds. C’est plus fort que moi. Je me crispe et
je serre les dents. J’ai toujours peur qu’il marche sur ses lacets et s’étale
entre les rayons. Heureusement qu’il ne bouge généralement pas beaucoup dans une journée !
Je lui passais les livres qu’il
rangeait dans un ordre plus ou moins alphabétique. Je caressais au passage un
Shakespeare, lisais quelques lignes du résumé d’un Dietrich. Lui rangeait les
bouquins comme il aurait empilé des pommes dans un cageot…
Quatrième jour :
Aujourd’hui, je mets les choses
au point. Didier vient de poser son walkman pour pouvoir retirer un pull. Sur le
T shirt, «Beer is the answer… But I can’t remember the question » .
Tout un programme ! Je profite de l’occasion et attaque pendant qu’il est
« joignable ».
- Ecoute Didier… Il y a deux
choses qui me feraient vraiment plaisir.
- Ouaih ?
- La première, c’est que tu
retires ce casque. Quand un client te parle et que tu restes à le regarder sans
répondre, en agitant les mains et les pieds… (J’arrête d’un geste son élan de
protestation)… En rythme, je te l’accorde… Mais bon, ce n’est pas très
commercial. Tu comprends ?
Je vois bien que ça l’embête,
mais il fait oui de la tête.
- T’écoutes quoi au fait comme
musique ?
Air surpris.
- Ben… du rap…
Je hoche la tête. Je m’en doutais
en fait que ce n’était pas de la musique baroque. Je continue.
- Et deuxièmement, tu attaches
tes lacets…
- Quoi ?
- Oui, ça me stresse. J’ai
toujours peur que tu marches dessus…
Alors là, il se marre.
- Mais… T’es pas ma mère !
Alors là, je me vexe.
- Non, je n’ai pas l’âge de toute
façon. Mais tu le fais s’il te plait.
Pas de réponse. Puis, regard en
coin.
- OK… Mais moi aussi j’ai deux
trucs à te demander.
Surprise.
- J’veux bien faire plus
commercial, mais alors toi, tu souris un peu moins.
- Comment ça ?
- Ben ouaih… Les jeunes, les
vieux, les gros les petits, tu leurs fais toujours le même sourire aux clients.
J’tassures, ça fait vraiment lèche, ça fait même pute.
Alors là.
- Et puis aussi, tu te parfumes
moins. Ça schlingue…
Bien… A partir d’aujourd’hui, je
vote à droite, je soutiens les revendications des gardiens de prison, je sympathise
avec ceux qui veulent rétablir la peine de mort… Et j’écris à Dior pour les
avertir que leur « soir d’été », ça « schlingue »…
Cinquième jour.
Sans musique dans les oreilles,
Didier s’ennuie.
- Tu sais, tu peux prendre un
livre quand il n’y a personne.
Je l’ai sorti d’une douce
torpeur. Il émerge difficilement.
- Un quoi ?
Moi, un peu ironique.
- Un livre, un bouquin…. Tu vois,
il y en a partout autour de toi !
Soupir résigné. Didier se lève et
commence à errer entre les rayons, les mains dans les poches, se penchant
parfois nonchalamment pour déchiffrer un titre à la verticale. Les lacets ne
sont pas attachés mais rentrés à l’intérieur de la chaussure. Je souris.
Peu après, il retombe au fond de
son fauteuil avec en main un exemplaire de « victimes du désir ». Je
souris à nouveau. J’ai bien peur que le titre ne l’ait abusé et qu’il soit déçu
par ce petit traité d’économie sociale.
Au bout de quelques minutes,
Didier repose « victimes du désir » sans commentaire, et s’enfonce un
peu plus dans son fauteuil. Moi, je lis Baudelaire.
Un homme entre.
Dans un brusque regain d’intérêt,
Didier reprend son livre.
Je me lève avec empressement et
souris (pas trop, ça fait pute…) au client potentiel. Pas de chance, c’est un
vieil em……. , euh…, érudit qui tient absolument à me faire partager sa passion
pour la littérature du XVIII siècle et m’entretient pendant une demi-heure des
intéressants tableaux de mœurs écrits à cette époque et du parallèle évident
que l’on peut faire entre les héroïnes de Marivaux et celles de Sade. Puis il
feuillette un moment « les infortunes de la vertu » en louchant sur
mes jambes avant de partir sans rien acheter. Mais quand je rejoins ma place,
j’ai la surprise de trouver Didier plongé dans « Les fleurs du mal ».
- Whaou ! C’est super ces
textes. Ecoutes ça… « A la pâle clarté des lampes languissantes, Sur de
profonds coussins tout imprégnés d’odeur, Hyppolite rêvait aux caresses
puissantes, Qui levaient le rideau de sa jeune candeur » Attends, je note…
Il prend un papier et un crayon.
- Je change juste le prénom.
Hyppolite, c’est vraiment trop tarte !
« La destruction » le
fait exulter.
Avec « Le guignon », il
se lève et marche (un vrai miracle !).
« La musique » le fait
sourire mélancoliquement. Sans doute songe t-il à son walkman relégué au fond
du tiroir.
« La vie antérieure »
le fait sauter à nouveau sur son crayon.
Je suis abasourdie. Autant il
était renfermé et atone dans son ennui, autant il se montre ouvert et presque
exubérant dans sa nouvelle passion.
- Arrête de copier tout ça. Si tu
le trouves bien, je te l’offre ce bouquin.
Il s’arrête, interloqué.
- Tu me le donnes ? Pour
rien ?
- Ben ouaih (voilà que je parle
comme lui maintenant). Tu sais, une collection de poche… C’est pas la
ruine !
Qu’importe, il est tout
chamboulé. Par Baudelaire ou par moi ?
Le lendemain matin, Didier arrive
presque à l’heure à la librairie, avec un petit paquet mal emballé entre les
mains. Il me fourre celui-ci entre les bras, presque brusquement.
- Tiens… ça schlingue aussi, mais
moins que ton truc…
« Patchouli », fabriqué
par « marque repère des magasins Méga W ». Super !!!
Deuxième semaine
Didier a découvert Verlaine. Il a
apprécié quelques poèmes de Verhaeren, Desnos et Prévert, mais son préféré reste quand même
Baudelaire.
On discute beaucoup. D’abord un
peu réticent, il n’hésite plus maintenant à me dire ce qu’il pense d’un texte,
à me poser des questions sur un mot, à me demander quel est ce personnage dont
le poète parle. Je commence à connaître ses goûts et je sais que ses jugements
sont sans appel. C’est « nul » ou c’est « trop cool », il
n’y a rien entre les deux. Rimbaud lui a permis de découvrir la mythologie
grecque. Comme il lisait « soleil et chair » et me questionnait sur
Pan et Syrinx, je cueillais pour lui dans un rayon le très bon livre d’Edith
Hamilton, « la mythologie ». Depuis, il parcourt avec délice les histoires des dieux grecs et des
créatures fantastiques qui les entourent. Il aime particulièrement les textes
mettant en scène des personnages au nom
évocateur : Pégase, Dédale … Il essaye de me
coller :
- Eh… tu sais pourquoi on dit un
supplice de Tantale ?
Et je réponds que je ne me
rappelle plus très bien, rien que pour le plaisir de l’écouter me raconter
l’histoire du pauvre homme condamné à éternellement souffrir de la faim et de
la soif. Il aime ces personnages fantastiques, faunes et centaures. Il
aime ces dieux aux pouvoirs infinis et
pourtant comme nous amoureux, coléreux, jaloux…
Puis de la mythologie, il
retourne à la poésie. Il lit avec la même application, la même obstination
qu’il mettait à écouter sa musique. Alors j’essaye de le déranger le moins
possible. Quand un client se présente, je me précipite vers lui et l’entraîne
au fond du magasin. Je me demande si je n’en fais pas un peu trop !
Mais les gens s’étonnent de le
voir parfois rire tout seul, marmonner entre ses dents « … montra son
nombril rose ou vint neiger l’écume… » ou «… un faune effaré montre
ses deux yeux, et mord les fleurs rouges de ses dents blanches… ». Moi, ça
me plait…
Ce soir, il a déposé 11.80 euros
à côté de la caisse. Il a tenu à acheter le livre d’Edith Hamilton. Je n’ai pas
proposé de le lui offrir. Je voyais bien qu’il était fier de s’acheter ce
livre. Et puis aussi, j’ai peur de recevoir en échange un foulard rose fluo ou
un T shirt imprimé…
Fin du mois
C’est aujourd’hui le dernier jour
de stage. Je travaille sur un petit feuillet d’évaluation que Didier m’a donné
à remplir. Je peine sur les rubriques « comportement général »,
« intérêt pour la profession » et « motivation, investissement
personnel ».
C’est sûr que si je fais le
bilan, il a dû me ranger l’équivalent de deux cartons de livre sur les rayons
du haut, promener vaguement deux ou trois fois le balai à travers le magasin et
faire fuir quatre ou cinq clients. Et pourtant, j’ai une très grande impression de « positif ».
Une semaine plus tard
Didier vient de rentrer dans le
magasin, hilare, avec deux copains légèrement chahuteurs. Pas d’effusion, seulement un petit salut
distant, puis il me colle son walkman sur les oreilles.
- Tiens, écoutes ça…
Je rêve. C’est du rap, du rap
avec les paroles :
« quoique tes sourcils
méchants… Te donnent un air étrange… Qui n’est pas celui d’un ange… Sorcière
aux yeux alléchant… »
J’arrache l’appareil.
- C’est quoi ça ?
Didier un peu gêné…
- Ben… On a fait ça, avec les
copains. Forcément, c’est pas enregistré en studio, on a juste une salle pas
terrible… Mais bon, c’est un premier truc.
Je remets le casque sur mes
oreilles, méfiante. Des paroles de Baudelaire sur du rap ! J’écoute en
fronçant les sourcils, je baisse un peu le volume… Les garçons font le tour de
la librairie. Je ne les entends pas, mais Didier parle beaucoup, montre les
rayons, fait de grands gestes…. S’il raconte seulement les services qu’il m’a
rendus le mois dernier, ce devrait être vite fait.
Je tapote des doigts sur le
bureau. C’est pas si mal leur truc en fin de compte… J’aime surtout le rythme
sur : mé… mé… mé… méchant…
Les garçons ricanent. Ils se
fichent un peu de Didier je crois. Mais lui continue de raconter. C’est assez
drôle de le voir gesticuler là, entre Sartre et Elsa Triolet.
Tout en écoutant « sorcière
aux yeux alléchants », j’imagine déjà que, la prochaine fois, je prendrais
bien encore quelqu’un au Centre. Peut-être une fille pour changer…
Et puis aussi, je vais
m’agrandir. Non… J’ai plutôt envie de
créer un rayon « musique ». Ou alors, je vais peut-être simplement commencer par
installer une sono, pour l’ambiance. Ce sera amusant… Pour une cliente qui
cherche un roman sentimental, je mettrai un petit madrigal italien… Pour celui
qui feuillette un livre d’histoire sur Louis XIV, un air de Lully… Pour celui
qui s’arrête à la littérature russe, une œuvre de Tchaïkovski… Et puis un rap bien rythmé, volume au maximum, pour
le vieil érudit…
Et peut-être que ma nouvelle
stagiaire me dira, écoutant Cécilia Bartoli ou Andreas Scholl.
- Whaou ! C’est super cette
voix.
… Ce serait peut-être intéressant
de prendre le thème d’une cantate de Bach et de mettre dessus des paroles plus
actuelles ? A voir…
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