mercredi 16 septembre 2015



Comment l’humanité vint à Hélène en même temps que le cancer




Le docteur qui lui apprit la mauvaise nouvelle avait des yeux d’un bleu étonnant, un bleu myosotis...
Devant le praticien, Hélène n’eut pas réellement de mal à faire bonne figure. Bien trop soucieuse de l’image que l’on pouvait avoir d’elle, elle n’aurait pas supporté de montrer sa détresse à un presque inconnu. Et puis aussi... Elle n’y croyait pas encore vraiment. Se sentant touchée, Hélène sortit immédiatement sa première arme, l’humour.
 - C’est bien ma chance... Avoir un cancer alors que c’est le sida qui est à la mode !
Sortie du cabinet médical, mille scénarios tournaient déjà dans sa tête. Son second moyen de défense s’était mis en route : construire des histoires, créer des images, se voir de l’extérieur, comme l’héroïne d’un film ou d’un roman... Tour à tour, elle se voyait victorieuse de la maladie, puis affrontant courageusement la mort sur un lit d’hôpital. Elle voyait ses enfants pleurer, puis immédiatement après, elle s’imaginait vieille, le soir, à la veillée, relatant à de nombreux petits enfants sa grande peur de l’an 2000.
Sur le chemin du retour, la tête remplie des chiffres de morbidité que l’on venait de lui assener, elle brûla un feu rouge. Un formidable coup de klaxon la sortit de sa rêverie. Elle murmura en grimaçant :
- Je pense, cher docteur, que, statistiquement parlant, j’ai actuellement plus de chances de crever dans un accident de la route que de ces saloperies de petites métastases...
En rentrant chez elle, elle eut la bizarre impression de pénétrer dans la maison d’une étrangère. Elle s’assit à la table de la cuisine, à sa place habituelle, et se versa un verre d’eau. Devant elle se trouvait un bouquet d’œillets, un peu fané. Elle avança la main et comme quelques pétales se détachaient, elle sentit sa gorge se nouer à la pensée de l’inéluctable destinée de tout ce qui vit puis redevient poussière. Elle se reprit aussitôt et se moqua intérieurement de cet apitoiement ridicule sur quelques fleurs. Et pourtant, quand elle avait arrangé ces fleurs dans le vase, elle était une autre femme... Alors, comme elle sentait à nouveau sa gorge se serrer, elle s’adossa, ferma les yeux, et laissa la bride longue à son imagination :
- Cours ma belle cavale, consolation de tous les maux, baume de toutes les douleurs...
Et elle se vit là, assise, un verre à la main, tel Damoclès déjeunant à la table du tyran de Syracuse, plus de deux millénaires auparavant. Elle leva les yeux afin de mieux imaginer l’épée suspendue au-dessus de sa tête, retenue par un seul crin de cheval. Mais quel était donc le nom de ce roi de Syracuse ? Ah... Oui ! Denys L’ancien...
Et Denys l’ancien prit immédiatement dans son esprit les traits du docteur S.
- Comprends-tu maintenant comme le bonheur est fragile ?
Hélène sursauta. La voix forte et autoritaire de Denys l’ancien, traversant les âges, venait de  résonner dans la salle.
- Réalises-tu combien frivole fut ta vie et vois-tu quelle inconscience fut la tienne ?
Hélène baissa la tête :
- Oui... Je crois que je comprends...
Denys l’ancien continua, accusateur :
- Croyais-tu donc échapper au sort commun ?
- Non... Bien sur que non... Enfin, je ne sais pas...
Hélène leva les yeux vers l’homme assis en face d’elle. Son maintien était noble, son visage en partie recouvert par une épaisse barbe noire. Sa tunique laissait voir des bras puissants.
Hélène baissa à nouveau la tête d’un air coupable.
- Je reconnais... J’ai eu tort... Mais je suis encore jeune... La souffrance, la maladie m’ont épargnée, moi et ceux que j’aime. Alors, je me suis cru, peut-être... Un peu... Tout au fond de moi... Immortelle...
Le tyran se renversa en arrière dans un grand rire.
- Et voilà... Vous cachez vos malades et vos mourants au fond des hôpitaux, vous cloîtrez vos vieillards dans des hospices... Votre société se comporte tel le père de Sidaarta, qui cacha à son fils l’existence de la vieillesse, de la maladie et de la mort dans le dessein de le protéger !
Hélène sourit tristement.
- C’est un peu vrai. A ceci près que Sidaarta est sorti de son palais doré à vingt-neuf ans, parce qu’il le désirait. Moi, j’en sorts à trente-huit ans, et parce que l’on me pousse dehors.
Denys se redressa et reprit d’une voix autoritaire.
- Regardez-moi... Je suis riche, puissant... Je possède des armées, des coffres remplis d’or et j’ai pour moi les plus belles femmes. Et malgré cela, ou à cause de cela, je sens continuellement la mort à mes côtés. Elle est là, à cette table, assise à ma droite... Le soir, elle se couche dans mon lit... Chaque tenture peut cacher un homme avec un couteau, chaque gorgée que je bois peut être empoisonnée...
Denys reposa son verre. Il essuya un front moite de sueur et reprit plus calmement.
- Chaque jour, il faudrait remercier le destin, avec humilité. Chaque jour, il faudrait presque demander pardon...
-  Je ne suis pas ingrate, et je remercie la vie, le hasard, le destin... Comment nommer ce qui nous gouverne quand on ne veut pas lui donner le nom de dieu ? Ces Parques qui tissent la trame de notre vie et qui peuvent, d’un seul coup de ciseaux, en couper le fil ; sans que l’on puisse comprendre s’il s’agit de méchanceté, de négligence ou d’un simple caprice. Je ne sais comment appeler cette chose. Parce que, plus que tout, elle échappe à ma compréhension et me semble éloignée de ce qui fait notre humanité, j’aime à l’appeler «l’autre». Aussi, je remercie «l’autre» de m ’avoir permis de vivre presque quarante années.
- Et vous faites bien... Je vous ferais remarquer qu’à mon époque, six cents ans avant Jésus-Christ, nous vivions rarement jusqu’à cet age avancé.
- Et maintenant encore, dans certains pays, l’espérance de vie n’est pas supérieure. Je suis parfaitement consciente que mourir à quarante ans n’est pas aussi horrible, aussi injuste que de mourir à huit ou à quinze ans.
- Et pourtant, murmura d’une voix rêveuse le roi de Syracuse, pour chacun de nous et à tout age, la perspective de sa propre mort semble plus horrible que celle de n’importe quel enfant...
Hélène s’insurgea.
- Pas de n’importe quel enfant ! Et je remercie «l’autre» de m’avoir frappée et d’avoir épargné mes enfants.
Denys l’ancien balaya l’air d’un geste agacé.
- Mais cessez donc de parler comme si vous étiez condamnée à mort, ça m’énerve ! Je suis mort depuis plus de deux mille six cents ans, moi, et je n’en fait pas tout un plat !
Hélène murmura, suffisamment bas pour ne pas être entendue.
- C’est sans doute que vous en avez pris l’habitude...
- Cette épée est là, certes, mais solidement attachée. Cessez de craindre cette mort encore si lointaine que vous ne pouvez même apercevoir son visage !
- Ce n’est pas la mort qui m’effraie... C’est le passage...
Le roi se rencogna dans son siège.
- Le passage ? Alors là, ce n’est pas ma spécialité...
Dans le regard du tyran, Hélène vit passer comme un reflet moiré. Elle remarqua pour la première fois que ses yeux étaient d’un très beau bleu, un bleu myosotis. Il lui parût que ce bleu étrange l’entraînait vers d’autres paysages. Autour d’elle, chaque chose disparaissait lentement dans une atmosphère froide et humide. Le regard bleu de Denys l’ancien fut le dernier à se diluer dans la brume, tel le sourire du chat de Chesterfield...


Hélène se retrouva assise sur la berge d’un long fleuve. Il faisait nuit et la brume laissait filtrer une lune triste et froide. Quelques vers lui revinrent en mémoire : « Sur l’onde calme et noire ou dorment les étoiles... »
Hélène frissonna et scruta le fleuve, s’attendant presque à apercevoir «La blanche Ophélie flottant comme un grand lys... ». Au lieu de la si pure et si émouvante jeune fille, Hélène vit se détacher de la brume une embarcation rustique. Debout à l’arrière, une silhouette voûtée plongeait régulièrement une gaffe dans l’eau noire. Comme l’embarcation allait la dépasser, Hélène se leva et héla le nocher.
- Eh Oh... Là bas...
Il lui sembla que l’homme hésitait. Puis il dirigea sa barque vers la berge.
- Et bien ça alors... Qu’est-ce -que vous faites ici, vous ?
- Je ne sais pas... Je crois que je suis arrivée au bord de ce fleuve à cause de deux yeux bleus... Un regard un peu trop profond dans lequel j’ai faillit me noyer.
L’homme était âgé. Il semblait fatigué. Malgré tout, son regard brillait d’une colère mal contenue.
- C’est tout de même incroyable ! Des gens qui arrivent là, sans prévenir, sans savoir ce qu’ils veulent, sans même avoir de quoi payer leur passage... Car je suppose que vous n’avez pas une seule pièce sur vous ?
Hélène secoua la tête en s’excusant. En même temps, les mots «pièce» et «passage» éveillaient en elle quelques souvenirs.
- Vous êtes Charon, n’est ce pas ? Et ce fleuve est l’Achéron ?
Le vieil homme répliqua.
- Vous pensiez peut-être vous promener à Venise ? Vous preniez sans doute ma barque pour une gondole ?
- Excusez-moi... C’est que mon imagination galope à une telle allure depuis quelques
temps ! Je ne sais plus très bien où j’en suis. Vous avez tout de même des yeux d’un bleu qui me rappelle quelque chose...
Hélène s’assit dans l’herbe et posa la tête entre ses mains. Elle se sentait lasse, soudain, tellement lasse...
Le passeur ricana.
- Telle que je vous vois là... Si je vous proposais de monter avec moi, que diriez-vous ?
Hélène fixa l’horizon liquide, cherchant à percer le mystère de l’autre rive.
- Je ne sais pas...
Le vieil homme ricana encore, méprisant.
- Le voilà donc ce beau courage ! Prête à abandonner la lutte avant même que l’ennemi n’ait dévoilé ses armes ! Il est donc si lourd à porter le fardeau de votre vie ? Jeune femme habituée aux chemins faciles et que le moindre caillou fait trébucher ! N’avez-vous pas honte ?
Hélène sourit tristement.
- « On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon... »
- C’est ça... On cite Voltaire maintenant ! Dites-moi... Elle vous sert à quoi votre belle culture? Tiens, ça me fait trop mal de rester là à bavarder avec vous. J’ai du travail, moi... Des tas de pauvres gens qui attendent pour que je les fasse traverser. Des gens qui sont bien morts, eux...
Charon repoussa brusquement son embarcation d’un vigoureux coup de gaffe. Une petite vague vint lécher les pieds d’Hélène. Celle-ci se recula comme si l’eau l’avait brûlée. Au moment où l’embarcation allait disparaître dans la brume, Hélène entendit encore le nautonier crier.
- Avant de faire demi-tour, demandez-vous quand même comment vous en êtes arrivée là !
L’onde était à nouveau calme, sans une ride, sans un murmure... Hélène réfléchissait aux derniers mots du passeur. Fallait-il chercher à découvrir un sens à cette maladie ? Inventer une origine à ce qui paraissait venir de nulle part, imaginer une cause à ce qui semblait dépendre uniquement des caprices de «l’autre»... Donner un visage à l’ennemi afin de le mieux combattre... Pourquoi pas... Cette maladie nichée au cœur même de ses cellules, fallait-il la concevoir comme une révolte de son moi le plus intime ? S’était-elle négligée, s’était-elle trahit au point de susciter cette révolution anarchique de son corps ? Etait-ce un avertissement, une punition ? Puisque aucune cause extérieure ne semblait être à l’origine de ce mal, n’était-elle pas la responsable, l’initiatrice ? Fallait-il concevoir ce cancer comme une forme de suicide ?


Hélène quitta des yeux l’écran où s’affichait encore la conclusion de son exposé : « du désir secret de mourir comme cause présumée du cancer. » Avec un peu d’appréhension, elle se tourna vers la salle où quelques maigres applaudissements n’arrivaient pas à couvrir les toussotements discrets, les murmures gênés et les exclamations choquées. Courageusement, Hélène leva le menton et lança.
- Des questions Messieurs ?
Un brouhaha général s’ensuivit. La voix d’un petit homme chauve réussit cependant à couvrir le bruit de fond.
- Si je comprends bien, vous prétendez que votre cancer serait une espèce de forme de suicide. Mais n’aviez-vous pas auparavant soutenu que vous aimiez la vie ?
Hélène réfléchit un peu avant de répondre.
- Peut-être les deux ne sont-ils pas incompatibles ? Je pourrais vous citer quelques mots de Voltaire qui...
Le petit homme la coupa sèchement.
- Merci... Nous connaissons...
Hélène ne se laissa pas démonter.
- Chacun de nous abrite ce que Freud appelait des «pulsions de mort». C’est ce sentiment qui pousse tout être vivant vers le retour à l’inanimé, vers le non-être originel.
Hélène baissa les yeux. Elle quitta le ton un peu doctoral qu’elle avait pris et sa voix se fit plus modeste.
- J’ai toujours profité au maximum de cette vie qui m’a été offerte. Ne pas le faire m’aurait semblé une offense envers ceux qui naissent moins favorisés, ceux qui connaissent la faim, la guerre... La liste des malheurs des hommes est si longue... Et puis aussi, j’ai toujours été consciente de la fragilité de mon bonheur...
Le petit homme chauve lui coupa à nouveau la parole.
- Décidément, vous n’êtes pas à une contradiction près. Permettez-moi de répéter ici ces quelques mots que vous citâtes, il y a peu, en face d’un certain Denys l’ancien...
L’homme prit ses notes, rajusta ses lunettes et commença à lire, un doigt levé.
- « Je dois bien reconnaître que je me suis cru... Peut-être... Un peu... Immortelle... »
Comme il retirait ses lunettes, levant vers Hélène un visage rougeaud, celle-ci remarqua pour la première fois la couleur de ses yeux. Elle soupira. Ce petit homme, agressif comme un roquet, semblait prêt à la pousser dans ses dernières extrémités.
- Ce que je voulais dire par là, c’est que je vivais, comme beaucoup de gens, en ignorant la mort. Simplement parce que la mort, comme le temps qui passe, comme l’espace infini, est une notion qui nous dépasse. Alors on vit comme si la mort n’existait pas.
Hélène baissa à nouveau la tête.
- Je crois que j’ai toujours fait preuve de bien peu d’humanité. Tout au long de ma vie, mon égoïsme primitif est resté le même. Simplement, il s’est élargit. Il y a d’abord eu «moi» et «les autres»... Puis, j’ai aimé : et il y a eu «nous deux» et «les autres». J’ai ensuite eu des enfants, et j’ai commencé à vivre pour «mon clan», l’amour pour ma famille me faisant creuser encore plus profondément le fossé me séparant des autres. Oui... J’ai fait preuve de bien peu d’humanité...
Hélène semblait maintenant se parler à elle-même…
- L’expérience de l’amour physique ne m’a pas modifiée en profondeur. Je crois que je suis une amante plus «cérébrale» que «sensuelle». La maternité par contre m’a profondément bouleversée. Mais l’amour maternel ne m’a pas rendue plus humaine, il m’a faite «animale». Laissez-moi essayer de vous expliquer ce que j’ai ressenti, quand de femme, je suis devenue mère...
Quelques soupirs ennuyés échappèrent à cette assemblée d’hommes visiblement peu intéressés par le sujet.
- C’est avec étonnement et ravissement que j’ai découvert la violence de cet instinct qui fait se serrer l’enfant contre le sein de sa mère. Oui... Caressant, léchant, humant avec délice ce petit corps issu de mon propre corps, je me suis sentie femelle, pareille à la femelle de n’importe quelle espèce animale. C’est avec étonnement et un peu d’amertume que j’ai compris que cette petite chose allait me priver de ce que j’avais de plus cher, ma liberté. C’est avec étonnement et tristesse à la fois que j’ai pressenti que mon enfant, si semblable aujourd’hui à une partie de moi-même, ne ferait que, jour après jour, s’éloigner de moi. Enfin, c’est avec étonnement et beaucoup de frayeur que j’ai commencé à songer à «l’autre». Devenue mère, je devenais infiniment vulnérable. En quelque sorte, je venais d’élargir mon territoire, et l’ennemi pouvait maintenant attaquer de plusieurs côtés. « L’autre » pouvait choisir de me frapper ou choisir de frapper mon enfant. J’ai alors pris conscience de toute la violence cachée dans ce terme pourtant synonyme de tendresse, de douceur… L’instinct maternel... Serrant contre moi mon premier enfant, je savais que je serais capable, pour le protéger, d’étrangler avec mes mains, d’égorger avec mes dents...
Le vieil homme se leva avec un grand geste impatient.
- Il me semble, madame, que vous vous égarez quelque peu !
Mais Hélène tenait à son raisonnement. Sa voix claqua sèchement.
- Pas du tout. Laissez-moi seulement terminer mon explication. Je viens d’essayer de vous montrer de quelle façon la naissance de mon premier enfant m’a transformée. Peut-être parce que la naissance est aussi mystérieuse que la mort, j’ai commencé à songer à la fin de ma vie, à la mort possible de ceux que j’aime, à la maladie et à toutes les apparences que «l’autre» peut revêtir pour nous frapper. Mais la vie a continué de se montrer généreuse: d’autres beaux enfants, un mari toujours aimant... Et j’ai commencé à engranger, engranger tous ces grands et tous ces petits bonheurs, comme un écureuil qui fait ses provisions en redoutant l’hiver. A chaque bonne nouvelle, à chaque coup de chance, je sentais un petit pincement au cœur. Je pensais : « il faudra bien qu’un jour, je paye pour tout ça... ». Alors j’ai mis les bouchées doubles, j’en ai fait encore plus, toujours plus... Et pour finir, j’en ai sans doute fait un peu trop. Et quand j’ai appris la mauvaise nouvelle, je n’ai pas, j’espère que vous me croyez, ressenti de sentiment d’injustice. J’ai pensé au contraire qu’il était normal de revenir à un plus juste équilibre...
Le petit homme ricana méchamment.
- Vous allez bientôt nous dire que vous vivez depuis lors dans la sérénité...
Hélène sourit patiemment.
- Vous savez bien que non. Tout ce que je viens de vous dire, c’est ce que produit mon raisonnement d’être pensant. Le soir, dans mon lit, c’est la bête qui se tourne et se retourne, qui reste les yeux ouverts dans le noir, à essayer d’imaginer l’inimaginable. J’ai tenté de m’en approcher, mais l’autre rive toujours me reste cachée... Malgré tout, je crois que cette maladie m’a permis de franchir une seconde étape...
Hélène baissa la tête et prononça d’une voix basse, presque un murmure.
- Je crois que ce cancer, qui m’a fait rejoindre le troupeau de mes semblables, souffrants dans leur âme et dans leur corps, m’a rendue plus... Humaine...
Quelques maigres applaudissements se firent entendre. La voix acide du vieil homme les couvrit sans difficulté.
- Et bien... Que voilà une confession émouvante ! Quelque peu narcissique, égotiste même, voire impudique !
- Pardonnez-moi si je vous ai choqué. Ce n’est pas mon habitude de m’analyser ainsi.
Hélène sourit.
- En fait, je crois que cela ne m’était pas arrivé depuis mon adolescence.
- En quelque sorte, vous nous faites, en plus d’un cancer, une espèce de seconde crise d’adolescence...
Mais Hélène était bien décidée à ne pas se laisser démonter par l’ironie et le cynisme de l’homme aux yeux myosotis.
- On peut dire ça comme ça... Il m’a semblé qu’il était temps pour moi de m’arrêter un peu et de faire un point. « Il n’y a pas de vent favorable pour le navire qui ne connaît pas sa route... ».
Hélène releva la tête et lança comme un défi.
- C’est de Sénèque me semble-t-il...


- Sénèque... Connais pas...
Le gendarme lui avait répondu d’une voix sèche. Hélène le regarda, anxieuse.
- Qu’est-ce que je risque ?
Un sourire mauvais fendit le visage du Cerbère. Le soleil, se réfléchissant sur ses lunettes miroirs, forçait Hélène à cligner des yeux.
- Je crois bien, ma petite dame, que vous venez de perdre quelques points sur votre permis de vie.
- Oh non... Mais pourquoi ?
- Pourquoi ? Mais dites-moi, vous savez à quelle vitesse vous étiez, là ?
- Pas exactement... J’allais peut-être un peu vite...
- Un train d’enfer, oui... Et pour aller où ? Pour attraper quoi ?
- Je ne sais pas vraiment... Vous savez ce que c’est. On devrait être assez fort pour faire son chemin tout seul, mais voilà... On aime épater... On apprécie un peu trop les compliments... Et comme effectivement on reçoit des compliments, et qu’au fond de soi-même, on se sait tellement peu digne de cette admiration, on se sent tenu d’en faire encore plus. C’est une espèce de cercle vicieux.
Hélène reprit le permis que lui tendait le gendarme. Quelques-uns de ses «points de vie» étaient barrés à l’encre rouge.
- Je peux espérer les récupérer un jour ?
- Passez vos examens médicaux régulièrement, on en reparlera.
Hélène leva vers le Cerbère des yeux qu’elle voulait implorants. Un éclair de lumière la fit grimacer.
- On dirait que mes lunettes vous gênent... Vous voulez que je les retire ?
- Ce n’est pas la peine... Je vous ai reconnu.
- Pardon ?
Hélène se reprit.
- Enfin... Je veux dire... Je veux bien... Je suis sûre que vous avez de très beaux yeux... Bleu myosotis, n’est-ce-pas ?
Le gendarme sourit, charmé, et retira ses lunettes.
- C’est exact ! Comment avez-vous deviné ?
Hélène soupira.
- Oh ! Je commence à avoir l’habitude...
- Bon... Pour en revenir à ces points de vie que j’ai été dans l’obligation de vous retirer... Et croyez-moi, ma petite dame, ce n’est pas de gaieté de cœur... Enfin bref, je vous conseille de ralentir. Changez de rythme... Faites-en un peu moins, prenez le temps de respirer...
- C’est bien mon intention...
- Ce qui vous arrive, ce n’est pas une catastrophe. Prenez-le comme un avertissement.
- Oui, c’est ça... Un avertissement. Je sentais bien depuis quelques temps que tout n’allait pas pour le mieux. Je n’en veux pour preuve que ces rêves récurrents qui hantent mes nuits depuis quelques années. Voulez-vous que je vous les raconte ?
Le gendarme fixa Hélène de son regard imperturbable.
- Allez-y... Mais n’espérez surtout pas m’attendrir !
- Voilà... Ces rêves sont de deux sortes. On pourrait classer le premier dans le genre «road movie». Dans ce rêve, je suis seule. Je marche au bord de la route, je porte tout ce que je possède dans un sac à dos. Je traverse des villages, ou bien je suis un canal, des rails de chemins de fer... Ou encore, je suis à bord d’un bateau dont la sirène mugit, ou dans le hall d’un aéroport : je regarde le tableau des départs et j’hésite entre Katmandou et Mexico. Je suis libre, libre comme l’air...
Hélène jeta un oeil sur le gendarme. Celui-ci semblait attentif. Elle continua.
- Dans la seconde catégorie de mes rêves, je vis à l’intérieur d’un monastère une retraite paisible, une existence monotone et moyenâgeuse rythmée par les offices. Je ne possède que ma robe de bure, mon écuelle et une cuillère en bois. C’est une vie où tout est réglé, où chaque évènement est prévisible. La passion y est chose inconnue. La musique que l’on écoute ici a la plénitude d’un motet de Campra ou la lancinante monotonie d’une sonate de Couperin. Parfois, je me livre au minutieux travail de l’enluminure. Je suis assise à un pupitre, éclairée par une bougie, et mon pinceau, délicatement, donne forme et couleur aux lettres d’un grand livre d’heures...
Le gendarme toussota.
- Et bien, et bien... Effectivement, je crois qu’il était temps de vous arrêter un peu... Mais dites-moi donc, dans vos rêves, vous êtes toujours seule. Vous n’aimez donc pas votre mari, vos enfants ?
- Bien sûr que si... D’un amour si grand qu’il me prend toute ma force, qu’il m’épuise... «Mes plus grands amours... Mes plus lourdes chaînes... ».
- Laissez-moi donc vous conseiller une chose, ma petite dame... Préparez-vous un peu à cette éventualité : vous pouvez mourir très prochainement.
- Ne vous inquiétez pas, j’ai déjà tout prévu !
L’homme ne pût retenir un nouvel élan de curiosité.
- Ah bon ? Et de quelle façon voyez-vous votre fin ?
Hélène soupira.
- Oh... Je n’ai rien prévu dans le détail ! Mais il me semble que rien n’est plus horrible que d’attendre la mort dans un lit, entourée des siens. Je souhaiterai, tel Montaigne, «mourir à cheval et loin de mes terres». Je pense souvent au suicide. A chaque fois que mon imagination m’emporte vers trop d’horreur et d’abomination, je songe avec soulagement à cette porte de sortie que ne m’interdit aucune idéologie morale ou religieuse. Quoi de plus naturel, me semble-t-il, que de pouvoir disposer à sa guise de son existence jusqu’en ses derniers instants ? Le suicide, donc... Suicide qui me semble plus aisé sur une terre lointaine qu’en ma propre demeure. C’est pourquoi j’envisage de quitter ce monde en deux temps : l’adieu à ceux que j’aime, au cadre qui fait mon quotidien, l’exil en quelque sorte... Puis un temps d’errance... Et j’aime à imaginer cette étape ultime de mon existence comme un dernier épisode d’enrichissement personnel plutôt que comme une fuite éperdue : mais la peur, la douleur me laisseront-elles la sérénité nécessaire ? Enfin, j’imagine très bien ce petit flacon remplit du mélange magique que j’avalerai sur une plage de Thaïlande ou au milieu des sables du Sahara.
Le gendarme renifla.
- C’est courageux...
- Courageux ? Certainement pas ! Puisque c’est ce qui me semble le plus facile pour moi. Je n’arrive pas à concevoir qu’au moment de quitter la vie, la vision de visages aimés puisse apporter quelque réconfort que ce soit. Il me semble au contraire que ces visages éplorés ne peuvent qu’exacerber amertume et regrets. Quelle aide espérer dans ces derniers instants ? Dans «Le roi se meurt», Ionesco écrit : on est toujours le premier à mourir... Moi qui ai trop souvent voulu paraître autre que ce que je suis, je prétends au moment de mourir, échapper au souci de l’image que je peux donner de moi-même. Je ne sais plus quel philosophe plaçait au premier rang des règles du «bien mourir» : éviter par-dessus tout le stoïcisme... Quoi de plus éprouvant que les dernières déclamations d’un Cyrano, quoi de plus indécent que la confession publique d’un Panisse. Le souci de «paraître», au moment de mourir, me parait une ultime dépossession de soi. Il convient de ne pas se voir mourir par les yeux des autres, il faut mourir seul.
Le gendarme rajusta son képi. Il semblait songeur.
- Vous avez sans doute raison... La mort n’est que l’expérience solitaire de notre unicité...
Hélène leva vers lui un regard amusé.
- Mais dites-moi... N’est-ce pas une conversation bien étrange que nous avons là. Jamais je n’aurais cru pouvoir ainsi me confier à un représentant de la loi !
L’homme rougit.
- C’est que... Oh ! Je peux bien vous le dire... En fait, je ne voulais pas être gendarme, je voulais être docteur.
- Cancérologue ? Demanda Hélène sèchement.
- Non, non...
L’homme remit ses lunettes pour mieux cacher son trouble.
- Je voulais être psychiatre...
Hélène rit avec beaucoup de gentillesse.
- Qui sait... La vie est pleine d’imprévus...
Le gendarme lui rendit son sourire.
- Allez... Assez bavardé maintenant. Je vous laisse partir. Mais n’oubliez pas, ralentissez !
- Ne craignez rien. J’ai vécu jusqu’à présent comme si je devais mourir demain. Maintenant, je vais tenter de suivre l’exemple de Montaigne : « je veux que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait... »